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Festival

Toronto, écrans de sûreté

Histoires vraies ou déjà vues, la majorité des films présentés lors du festival canadien ont recours à des recettes usées, avec l’oscar en mire. Mais quelques uns sortent du lot, théorisant cet état de stagnation créative.
Adèle Exarchopoulos et Gemma Arterton dans le très beau Orpheline d’Arnaud des Pallières, l’une des rares bonnes surprises du festival. (Photo DR)
publié le 16 septembre 2016 à 18h21

Tout bon festival de cinéma se doit d'alimenter un buzz qui entretienne les conversations lorsqu'on fait la queue pour les projections. Au début de ce Toronto 2016, ce n'est pas un film mais un escalator qui faisait jaser. Celui, en panne, du multiplex Scotiabank, conduisant aux séances dévolues aux professionnels, sises 13 mètres au-dessus de la rue. «On peut réparer les vivants [du nom du nouveau film de Katell Quillevéré projeté ici, ndlr] mais pas les escalators», bougonnait quelqu'un en grimpant l'escalier, soudain devenu montagne. Un microfeuilleton - l'escalator fut remis en marche trois jours après, puis arrêté, avant que l'escalator descendant ne tombe en panne à son tour - un peu à l'image du festival : un business coincé, des films faisant du surplace.

Les habituelles tractations en coulisse ont été timides : très peu d'achats faramineux par les studios américains de films conçus pour rafler les oscars, n'était Jackie (avec Natalie Portman en épouse Kennedy), acquis par Fox Searchlight. La major était sans doute pressée de rebondir après le succès programmé de The Birth of a Nation, qu'elle avait acheté à prix d'or à Sundance, soudain mis en pause par les accusations de viol contre son réalisateur Nate Parker - venu à Toronto et légitimement tendu lors de ses interventions publiques.

Monstre. L'immobilisme, c'est aussi celui du cinéma vu ici. On peut se plaindre de l'inflation de films de super-héros. On peut se plaindre aussi du déjà-vu, de la fixette sur des recettes : le remake des Sept Mercenaires par Antoine Fuqua bien sûr ; Lion, de Garth Davis, encore un aimant à statuettes distribué par les frères Weinstein, avec l'histoire vraie requise (un gamin indien égaré retrouve vingt-cinq ans plus tard sa mère grâce à Google Earth) et la star enlaidie (Nicole Kidman perruquée) ; l'«Obamasploitation» avec Barry, de Vikram Gandhi, nouveau biopic de l'ex-futur président après First Date ; le revenge movie Message from the King, du Belge Fabrice du Welz, où Chadwick Boseman affiche la même partition de Black Panther (port altier de souverain, détermination, grâce physique) que dans Captain America : Civil War.

Dans cette logique de copier-coller, Colossal de Nacho Vigalondo, espagnol adepte d'une SF indé plus friande de concepts que d'effets spéciaux, subvertit un peu la donne : une sorte de Pacific Rim avec Anne Hathaway en Godzilla. La star joue une jeune paumée portée sur la bouteille, qui se découvre une connexion psychique avec un monstre géant ravageant Seoul - quand elle agite les bras, le colosse fait de même, synchronisé, à des milliers de kilomètres de là. La présence de l'acteur Jason Sudeikis laisse entrevoir une comédie romantique, mais le film devient bien plus sombre avec l'irruption d'un pervers narcissique. Les idées sont parfois mal emboîtées mais Colossal est le plus souvent très amusant, surtout quand il joue sur les échelles : une aire de jeux pour enfants comme arène de monstres, c'est mieux qu'un combat de Pokémon.

C'est en fait une série TV qui synthétise, sublime et critique au mieux cette stérilité du remake : l'épisode San Junipero, de la très attendue saison 3 de Black Mirror, dévoilée en première mondiale. Dans la ville-titre, figée en 1987, ou plutôt dans l'idée que l'on se fait des eighties (brushing, BO, salles d'arcade bruyantes, sociologie du teenager et ruminations sur la plage devant le soleil couchant), débarque une ingénue en quête d'amitié - Mackenzie Davis (Halt and Catch Fire), sosie hypersensible d'Elisabeth Shue. L'anthologie futurologue de Charlie Brooker pointe en général les anxiétés liées à la technologie mais cet épisode, le plus touchant d'une série souvent sarcastique, s'attaque à la nostalgie tout en la jouant à fond. San Junipero renvoie au Coup de cœur de Francis Ford Coppola, à sa fascinante artificialité de comédie musicale. La morale ici, c'est l'éclat à la fois vital et morbide de la nostalgie pour le rétro. Et que la mort rôde derrière les néons, le pastel, Addicted to Love de Robert Palmer et les souvenirs. Heureusement, Brooke évite le pamphlet en formalisant tout cela en romance fondante sur roues, un peu Recherche Susan désespérément versus Thelma et Louise.

Fêlures. Mais le cinéma à Toronto n'a heureusement pas dit son dernier mot, avec deux films axés aussi sur des femmes. Le très beau Orpheline d'Arnaud des Pallières est le plus accessible, tout en restant conceptuel : le portrait d'un même personnage, avec ses (mauvais) choix, joué par des actrices différentes. Soit Adèle Haenel (terrienne) dans le présent, puis Adèle Exarchopoulos (abrasive) et Solène Rigot (fauve blessé) dans le passé. Concept ou non, le film ne perd jamais de sa force émotionnelle, grâce à ses actrices, au travail méticuleux sur les gros plans et les visages, à la littéralité de cette idée que l'on peut avoir eu plusieurs vies, plusieurs facettes. Trois auras particulières mais entretenant la même puissance à l'écran.

Plus distancié, Nelly, d'Anne Emond, est l'antibiopic de la sulfureuse et fragile écrivaine québécoise Nelly Arcan. Auteure d'autofictions (Putain), elle s'est suicidée en 2005. Comme Bob Dylan dans le I'm Not There de Todd Haynes, Arcan est vue à travers divers avatars (la prostituée, l'ado, l'écrivaine starifiée…). A la chaleur d'Orpheline, Nelly oppose une approche distanciée, sorte de Belle de jour taillé dans un bloc de glace, mais tout aussi fort. Ou comment explorer les fêlures de manière impressionniste, comme on caresserait un miroir, plutôt que de dérouler la nécro. Pas de leçon de vie dans ces films, mais des invitations à avancer masqué, à préserver le mystère face à la transparence des formules éprouvées.