La dernière fois que Libé à rencontré et interviewé Jean-Pierre Léaud, c'était fin août 2001. En juin, Suzanne Schiffman, fidèle assistante et scénariste de Truffaut et très grande amie de l'acteur, était morte. Léaud, encore sous le choc et comme orphelin soudain, la diction hésitante et une écharpe en laine autour du cou en dépit du cagnard, était venu au rendez-vous dans un café du boulevard Raspail avec, à la main, les Confessions de Saint Augustin. Entre deux gorgées d'eau et des pastilles au miel avalées par poignées, il en avait lu un extrait à voix haute, tiré du livre X : «Tant la mémoire a d'énergie, tant a d'énergie la vie en l'homme, dont la vie n'est qu'un état de mort.» Pour la sortie de la Mort de Louis XIV, Léaud a de nouveau sorti ses classiques (Saint-Simon, cette fois), préférant in fine - après une nouvelle demande d'interview toujours remise au lendemain - nous écrire une courte lettre inspirée par un passage du plus prolixe et génial mémorialiste de l'Ancien Régime où il évoque la fureur intempestive de Louis XIV à l'encontre de l'épouse de son petit-fils, la duchesse de Bourgogne. Tapée à la machine un peu de guingois, raturée et signée à la main en paraphe altier, la missive porte en titre «MUET comme une carpe.»
A lire aussiLouis XIV, l'éteint souverain
«Ce qui dans le film est pour moi impressionnant, au-delà des perruques, des étoffes chatoyantes, du regard sur la maladie, la médecine et surtout la mort, c’est le silence impressionnant du roi.
«Il y a de multiples questions à poser pour faire parler le silence, et pas seulement le silence de la mort !
«J'ai trouvé dans un texte des Mémoires de Saint-Simon une anecdote sur le silence dont il s'agit, le silence royal que l'on me demandait d'interpréter.
«Selon Saint-Simon, il s'agit d'un silence qui arrive après une parole brutale proférée par le roi, à l'égard de la duchesse de Bourgogne, sa petite-fille : "Un silence à entendre une fourmi marcher succéda à cette espèce de sortie. On baissait les yeux, à peine osait-on respirer. Ce silence demeura plus d'un quart d'heure, le roi le rompit appuyé sur la balustrade pour parler d'une carpe ! Personne ne répondit. Il adressa après la parole sur ces carpes à des gens des bâtiments avec lesquels il n'avait pas l'habitude de soutenir une conversation." Saint-Simon ajoute qu'après cette scène, le roi n'aimait et ne comptait que lui et était à lui-même la fin dernière.
«J’ajouterai une réserve : le roi pensait aussi à la permanence du corps de l’Etat.
«Cependant [barré au crayon, ndlr] le roi reste maître de son silence, nul n'ose l'interrompre, nul ne pense y répondre autrement que par le silence. Il maîtrise son silence et quand il en sort, il parle d'une carpe, animal muet s'il en est…
«J’ai aimé interpréter ce silence.
«Dans le silence et sortant du silence, il en sortira toujours régnant.
«Que fait-il alors, ce roi, il fait un signe et tout le monde cavale.
«Dans ce silence même que Louis XIV tiendra jusqu’à la mort, est présente la quintessence du mystère de l’autorité.
«Allez voir ce film, il me tient à cœur.
Jean-Pierre Léaud»