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Libération
Intrusion

«Le Client», flou de rage

Le film d’Asghar Farhadi met en scène un couple d’Iraniens dont le mari veut venger sa femme, humiliée par un inconnu.
Un psychodrame tendu à force de non-dits. (Photo Habib Majidi)
publié le 8 novembre 2016 à 18h56

Symbole de décrispation à la mode islamique, le cinéma iranien s'exporte bien, en dépit - pour ceux qui ont choisi de rester, à l'inverse d'un Rafi Pitts par exemple - de conditions de tournage souvent acrobatiques. Des fictions nous parviennent ainsi à intervalles réguliers, témoignant du mélange d'évolution, de rigidité et d'hypocrisie d'une société qui, entre autres chantiers, a encore du pain sur la planche concernant le statut de la femme. Or, dans ce secteur achalandé (Facing Mirrors de Negar Azarbayjani, Nahid d'Ida Panahandeh…), Asghar Farhadi semble sur un piédestal, depuis le carton mondial en 2011 d'Une séparation (70 prix internationaux, dont un ours d'or, un oscar et un césar, plus d'un million d'entrées rien qu'en France), conforté dans une moindre mesure par un Passé frenchie (avec Bérénice Béjo) aux allures de sauf-conduit.

Ubuesque

Coqueluche de la cinéphilie, Farhadi (lire son portrait dans Libération de mardi) apparaît de la sorte moins entravé que son illustre compatriote, Jafar Panahi, désormais coincé dans son pays, passé un temps par la case prison et condamné à travailler dans une «clandestinité tolérée» assez ubuesque. A l'inverse, lui se retrouve en porte-étendard iranien avec son Client, reparti du dernier Festival de Cannes avec deux récompenses (prix du scénario, prix d'interprétation masculine) et désormais braqué sur l'oscar du film en langue étrangère après que son pays l'a officiellement inscrit dans la liste des prétendants. De là à soupçonner le cinéaste de compromission, il reste un large fossé, tant ce qu'il raconte du quotidien iranien n'incite pas encore exactement à la jubilation.

Différant un tournage en Espagne (avec Javier Bardem et Penélope Cruz), Farhadi est donc rentré à Téhéran où il a planté l'intrigue de ce Client, comme destiné à conforter son aptitude à tricoter des psychodrames tendus où, à force de non-dits et de mensonges, ses personnages paraissent voués à s'enferrer. Cultivés et progressistes, Emad et Rana ont ainsi tout du couple urbain et moderne épanoui. N'étaient ces lézardes dans leur appartement qui, les forçant à déménager au pied levé, vont occasionner un gouffre de malheur lorsque par inadvertance la jeune femme, un soir où elle est seule, laisse entrer chez elle un inconnu. Que se passe-t-il exactement hors champ ? Le scénario (signé du même Farhadi) veille à ne jamais le dévoiler, laissant constamment planer le doute quant à la nature exacte de l'outrage et, par conséquent, la sévérité du châtiment que mérite l'intrus… A condition bien sûr de l'identifier. Ce à quoi décide de s'employer le mari, tour à tour effondré, compatissant, opiniâtre et vengeur - Shahab Hosseini conférant à son rôle une certaine ambiguïté qui a tapé dans l'œil du jury cannois.

Inversion

Tourmenté à divers égards, le sombre propos ressasse la notion d'«humiliation» - ce mot revenant en leitmotiv - suggérant le poids du regard extérieur (famille, amis, voisins) et une épouvantable inversion des torts qui tendrait, en définitive, à introduire une sensation de culpabilité chez la victime. Evoquant le délabrement de Téhéran, un des protagonistes suggère qu'il faudrait «tout raser et tout reconstruire». La censure iranienne n'y a manifestement détecté aucune inflexion métaphorique. Pourtant, le doute est permis.