Menu
Libération
Interview

Yousry Nasrallah : «On m’a culpabilisé de raconter la joie, comme si c’était décadent»

Yousry Nasrallah évoque la façon dont son dixième film, «le Ruisseau, le pré vert et le doux visage», a été reçu dans son pays.

Yousry Nasrallahen mai , 2012. (Photo Reuters)
Publié le 20/12/2016 à 17h21

Né en 1952 au Caire (où il raconte avoir étudié dans une école allemande protestante assez rigoriste), le cinéaste Yousry Nasrallah faisait porter, ces jours-ci à Paris, une voix aux accents libertaires. Si son dixième long métrage traite beaucoup de cuisine et d'amour, l'auteur de Mercedes (1993) ou d'A propos des garçons, des filles et du voile (1995) nous parle plutôt de politique, avec ce ton de colère blagueuse qu'il partage avec son film.

Jean Renoir disait que la meilleure chose dans la vie, ça reste de cuisiner pour manger avec ses amis. Vous avez cherché à faire un film «renoirien» ?

Il y a quelque chose dans le cinéma des années 50, les films de Renoir, Rossellini, qui m’attire et dont je me sens proche politiquement. Dans une Europe défaite, qui avait été du mauvais côté de l’histoire, nazie et fasciste, ces cinéastes ont fait des films pour réconcilier leurs spectateurs avec eux-mêmes, non pas pour faire oublier le passé, mais pour pouvoir continuer à vivre, s’accrocher à ce qu’il y a de beau dans le peuple - je n’aime pas ce mot mais je n’en trouve pas de meilleur. En Egypte, nous n’avons pas un passé honteux mais une dictature honteuse, dont l’une des fonctions principales est de vous faire vous haïr vous-même. Une sorte de harcèlement moral qui ne vous fait exister qu’avec la bénédiction de l’autorité, à laquelle vous essayez tout le temps de vous rendre sympathique. Sans vouloir faire trop de polémique, je trouve qu’une grande partie du cinéma contemporain fonctionne de la même manière : il est mortifère, un éloge de la tristesse et de la résignation. Je n’aime pas Haneke, qui en sait toujours plus sur ses personnages qu’eux-mêmes. Un certain cinéma est devenu culpabilisateur et parano.

Dans votre film, les personnages savent au contraire très bien ce qu’ils veulent, et qui ils désirent…

Oui, tout le monde sait de qui il ou elle est amoureux. La question, c’est quand et comment le dire. C’est un film qui ne fonctionne que par le désir, ce sont des êtres désirants. Qui dans le monde a besoin d’un film qui nous raconte que les dirigeants sont merdiques ? Tous les ânes le savent. Racontez-moi plutôt comment les gens vivent. «Qu’est-ce qu’on fait pour survivre à la merde ?», c’est une question de cinéma. Ça n’implique pas de cacher la merde, au contraire. On a d’ailleurs reproché aux «méchants» de mon film d’être caricaturaux. Je réponds : regardez Trump, Sarkozy, ou même Hollande. Je voyais à la télé française les futurs candidats à la présidentielle : ces gestes christiques - on croirait qu’ils vont se mettre à léviter - me font pisser de rire. On n’a pas besoin d’en faire plus : ils sont leurs propres caricatures.

Le film a-t-il été mal reçu en Egypte ? Est-ce lié au climat politique actuel ?

Finalement, plutôt que de censure politique à proprement parler, je dirais qu’il y a une censure morale du public, et bizarrement même de gauche. A la sortie, des critiques dits «de gauche» m’ont reproché de montrer des femmes vulgaires et obscènes, ce qui n’est bien sûr pas le cas, je trouve. On m’a culpabilisé de raconter la joie, comme si c’était décadent et donc pas révolutionnaire : c’est n’importe quoi. Un peu partout dans le monde, il semble que la gauche soit devenue répressive, ait perdu le monopole du discours iconoclaste, qui est passé à droite et à l’extrême droite, dans le racisme. Aller contre cela, comme ce film tente de le faire, cela passe avant tout par reprendre en main le désir.