Qu'il émerge de la pénombre, nimbé de mystère, ou tente, sous un jeu de voiles et de fumée, d'échapper à notre regard pour mieux l'aimanter, le visage de Marlene Dietrich semble s'être toujours prévalu de n'être jamais qu'une image, une icône sculptée par la lumière et l'œil esthète de celui qui aurait orchestré sa naissance au cinéma : Josef von Sternberg. Elle serait née de son regard, comme Eve d'une côte d'Adam. Petit arrangement avec l'histoire : en réalité, quand il la révélait au monde dans l'Ange bleu (1930), elle avait déjà une quinzaine de films à son actif, qu'elle passera toujours sous silence. Comme si elle n'avouait aucune autre naissance que celle de la créature au glamour insolent qu'elle et son pygmalion auront façonnée ex nihilo.
Composer avec son apparence, être prisonnière de sa surface ou en excéder le cadre sous le feu du désir… Ce dialogue d’une actrice avec sa propre image, la filmographie de Marlene Dietrich ne cessera d’en être le secret commentaire. Notamment les trois œuvres éditées par Elephant Films, réalisées par des cinéastes exilés à Hollywood, comme elle. Dans ses films, Sternberg semble imprégné de sa culture viennoise d’origine, de la comédie musicale à l’art pictural. René Clair, lui, c’est le vaudeville français et la comédie légère ; et l’Arménien Rouben Mamoulian, les drames russes passionnés.
Des sept films que Sternberg et Dietrich tourneront ensemble, Vénus blonde (1932) joue le plus avec le visage de l'actrice comme matière malléable et surface réfléchissante sur laquelle s'imprime une étonnante palette d'affects. Sur le canevas d'un mélo, Sternberg lui fait incarner toutes les femmes qui vont de la maman à la putain. Mère au foyer aimante, meneuse de revue entretenue par un milliardaire (Cary Grant dans un de ses premiers rôles), puis fille perdue en cavale, se prostituant et contrainte d'abandonner son enfant, avant de regagner les sommets du music-hall. Cette traversée de l'enfer s'accompagne d'un inexorable détachement, de l'espoir à la désillusion, et de la déchéance à la distance désabusée. Aux scènes de cabaret, où Sternberg déploie son art de grand artificier baroque, poussant l'audace jusqu'à présenter Dietrich dans un costume de singe pour souligner l'animalité sous le glamour, le cinéaste oppose des gros plans de son visage, purs surgissements érotiques, qui semblent l'extraire de la narration pour rejoindre l'image intemporelle qu'elle n'a jamais cessé d'être. Le regard de Marlene Dietrich, velouté et néanmoins tranchant, aura d'ailleurs souvent pour fonction de l'en isoler. Comme si l'actrice lacérait l'image pour évoluer sur un autre plan que ses films. Notamment dans la scène du mariage résigné dans le Cantique des cantiques (1933), de Rouben Mamoulian, qui lui aussi creuse la question de l'image-prison et, au delà, de la femme-objet, littéralement réifiée par le geste créateur (la statue), autant que par le désir des hommes. Sur le modèle d'un récit d'initiation, où l'innocence cédera le pas au désenchantement, Marlene Dietrich incarne une jeune paysanne prise dans les rets de prédateurs masculins, l'un sculpteur qui fera d'elle son modèle, et l'autre, riche baron, son épouse, qu'il dressera socialement comme un singe savant, avant qu'elle ne se rebelle. En somme, un manifeste féministe autant qu'un documentaire sur Dietrich comme créature hollyoodienne.
Redoutable mécanique pétillante, la Belle Ensorceleuse (1941) de René Clair, quant à elle, porte la beauté de l'actrice à incandescence en exploitant sa veine comique. Tout en quiproquo et en double sens, le film emprunte à Labiche autant qu'à Marivaux, pour tisser le récit d'une cocotte, menant les hommes par le bout du nez, mais bientôt rattrapée par l'amour. Resplendissante, double, voire multiple, Marlene Dietrich rejoue encore sa propre tragi-comédie : cacher la passion sous l'image impavide de la femme fatale.