Voilà un gros quart d'heure que l'on bloque devant nos morceaux de puzzle, en tentant toutes les combinaisons possibles pour les emboîter afin qu'un ersatz de dessin finisse par apparaître. Et rien, nada. Bientôt, une fournée de spectateurs craquera et quittera la table de jeu avant qu'un premier indice ne soit enfin donné. Les danseurs de Scena Madre*, qui jusque-là effectuaient isolément différentes actions sur le plateau - entrer en scène, regarder la salle d'un air pénétré, s'allonger abruptement, sur fond de bruits de cloche, de sonnettes, d'aboiements - en les répétant dans le désordre de façon énigmatique, se mettent soudain à rejouer la même partition mais en lâchant cette fois des bribes de répliques de films, en hommage à Bud Spencer, célèbre acteur de western spaghetti, par exemple.
A cet instant, on croit saisir la règle du jeu : toutes les séquences dansées de manière abstraite sont en fait des scènes narratives extraites du répertoire du cinéma - lesquelles ont été préalablement disséquées, désossées, privées de dialogues, rechorégraphiées. Et toute l'aventure consistera donc à les voir se réimbriquer, retrouver leurs dialogues et leurs destinataires, et converger ensemble vers la scena madre - cette «scène mère», le puzzle complété à partir duquel Ambra Senatore a sûrement dû composer.
Sauf que non, on n'y est toujours pas : rien à voir avec son superbe Aringa Rossa (lire Libération du 13 février 2015), scénarisé comme un obscur rébus qui finissait par former une phrase. On erre ici de fausses pistes en culs-de-sac. Des procédés qu'adore manier la chorégraphe italienne, directrice du Centre chorégraphique national de Nantes invitée pour la première fois à Avignon, mais qui, poussés à l'excès, finissent par paumer, laissant le Petit Poucet comme un con dans sa forêt. Ces scènes hybrides entre danse contemporaine et réminiscences de ciné, gestes abstraits et gestes narratifs, flottent donc pendant une heure dans l'espace, sans résolution. Comme des points d'interrogation. Ou des bribes de récits en quête de scénario. On n'est pas loin d'y voir un art du dédale à la Twin Peaks, d'y trouver une beauté du détour, des sinuosités, de la désorientation, de la progression par régression. Mais l'étrange vire ici trop souvent au confus.
Reste tout de même à Scena Madre* cette espièglerie très Oulipo, typique des pièces d'Ambra Senatore (elle est en cela tout à fait à part dans le champ de la danse). Et l'atmosphère de plateau de tournage fantasmatique qu'elle parvient à créer, avec fantômes de néoréalisme italien, humeur Nouvelle Vague ou flashs de nanars, raconte par instants des histoires passionnantes : sur la perception du monde à l'heure du règne des images. Notamment sur la façon dont la vie copie le cinéma et non l'inverse, dont notre cerveau rejoue à l'infini des scènes de fiction, les imprime en surimpression façon réalité augmentée, sur des fragments de vie quotidienne - transformant la moindre engueulade entendue dans la rue en drame de Fellini.