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Libération
Critique

«Carré 35», touchants reflux d’un secret de famille

Le documentaire d’Eric Caravaca part à la recherche du souvenir enfoui de sa sœur aînée qu’il n’a pas connue.
publié le 30 octobre 2017 à 20h36

Pour sa seconde réalisation (après le Passager en 2005), l'acteur Eric Caravaca (récemment vu dans l'Amant d'un jour de Philippe Garrel) est parti d'une image manquante, celle de sa sœur aînée, morte à 3 ans, et dont on lui a longtemps caché l'existence. Pourquoi la vie de cette enfant fut-elle ainsi effacée, niée, au point que ses parents ont détruit toutes les photos et les films de famille où elle apparaissait ? «Je vis, nous vivons avec un fantôme. Un fantôme passant de l'inconscient d'un parent à l'inconscient d'un enfant», dit Caravaca. Celui-ci va mener une enquête pour élucider ce traumatisme familial et retrouver ce fantôme dont il comprend à quel point il l'a inconsciemment marqué. Et ce qu'il découvre est assez bouleversant.

Déni. Le film doit d'abord sa réussite aux hasards, coïncidences et signes heureux ou malheureux, parfois éminemment romanesques, qui ont guidé son élaboration. Jusqu'à parvenir à dévoiler tout ce que le silence enfouissait et à retrouver l'image perdue. Mais au-delà de la quête intime, le film prend peu à peu la forme d'un essai plus vaste sur la disparition et le silence. Aux secrets d'une famille (des immigrés espagnols au Maroc puis en Algérie), au déni d'une mère digne d'une tragédie antique, font échos les refoulements de l'histoire et de ses «pages blanches» (les guerres d'indépendance, les crimes de la Seconde Guerre mondiale). La clarté de la construction et l'absence de pathos du commentaire permettent à Caravaca de pousser très loin les analogies sans que cela paraisse trop forcé, même s'il joue parfois avec les limites (quand la disparition de sa sœur est confrontée à l'assassinat des enfants handicapés mentaux par les nazis). Car il a l'honnêteté d'explorer toutes les pistes qui s'ouvrent à lui et de pousser à bout toutes les hypothèses historiques, sociales, psychologiques qu'il soulève.

Cette richesse du propos est nourrie d'un mélange de formats (numérique, 8 mm, Super 8, photographies) et de registres d'images : en plus de ce qu'il a lui-même tourné, des archives familiales, des films d'actualité ou de propagande, l'extrait d'un film de fiction, des documents administratifs. Et pour compenser le silence de sa mère, il lit l'extrait d'un texte (la Porte des enfers de Laurent Gaudé) qui pourrait décrire à sa place le désespoir d'une femme qui enterre son enfant.

Traces. Cette réflexion sur la mémoire et les fantômes que nous portons en nous en vient assez naturellement à évoquer le cinéma, cette technique qui consiste à faire exactement le contraire de ce que ses parents ont fait à sa sœur : enregistrer des traces qui résistent au scandale de la disparition. Dans ce film-exorcisme, Caravaca répond donc à la négation de sa sœur par une accumulation d'images. Et si elles sont parfois morbides (les cadavres momifiés des catacombes de Palerme, un plan en Super 8 de son père disparu) c'est pour mieux s'opposer au déni de la mort et à l'oubli des défunts. Jusqu'à faire revenir une morte parmi les vivants.