C'est une actrice que toute forme d'habitude étouffe. Pour qui la liberté ne s'accorde qu'au qualificatif «chérie». Généralement, pour les portraits, on ne reçoit pas, on s'invite. Avec elle, tout le contraire, elle sonne chez vous. Son sourire comme à l'écran ne s'arrête pas au milieu de sa course. Main droite tendue, «Bonjour. Suzanne», l'autre est occupée par une sélection de vêtements pour la photo qu'elle porte dans une housse. Elle ne se mue pas en frangine à Narcisse en passant devant les miroirs. Epiderme de nacre comme il en est dans les tableaux de Gainsborough. Maquillée léger, clic clac et elle repart discrètement dans la salle de bain se changer. Puis elle revient, s'installe sur le canapé, ressert autour de ses épaules son immense écharpe, elle a froid, ne le dit pas. Un thé ? Et dans la cuisine, vous suit. Dans les films, elle fume souvent et parfois beaucoup. Une clope ? «Une seule, alors, la cigarette, en fait, je n'aime pas trop.» Le seul geste qu'elle répète régulièrement est celui de plonger son index dans un micro pot de baume hydratant pour les lèvres.
Sa petite mythologie a pour genèse un concours de dessin, elle a 11 ans et se fait repérer par un directeur de casting à la remise des prix. Première apparition dans une série télévisée à 12 ans. Aujourd’hui, elle ne dessine plus, peint parfois, écrit beaucoup.
Si dans un premier temps sa carrière est essentiellement canadienne, pays où qui la croise dans la rue la reconnaît, en France, on l'a identifiée à la sortie, en 2012, de Laurence Anyways, puis dans l'explosif Mommy de Xavier Dolan. Sa troisième partition avec celui que les médias s'accordent à surnommer le prodige. Lui qui du haut de ses 17 ans s'est débrouillé pour la croiser lors d'une fête pour lui proposer le scénario de J'ai tué ma mère, son premier film. Soufflée par son énergie, elle lui dit oui et, pour l'aider à boucler son budget, lui avance 2 000 dollars.
Suzanne Clément, on l'a vue dans le Sens de la fête de Nakache et Toledano, on la verra dans le Jeu de Fred Cavayé. Depuis trois ans, elle tourne essentiellement en France. Elle est demain à l'affiche du premier film de Pascal Ralite et Colombe Savignac, le Rire de ma mère. L'histoire vécue par les deux réalisateurs raconte via le regard d'un enfant de 11 ans la maladie de sa mère et la façon dont lui se tourne vers la vie à mesure qu'elle s'affaiblit. «N'y voir qu'un drame serait se tromper. Il s'agit au contraire de l'apprentissage du courage. L'extravagance, l'entêtement, le besoin de liberté et la dévastation inimaginable de devoir un jour quitter ceux que l'on aime forment les principaux traits de caractères de mon personnage. Ils ont des correspondances avec les miens. Quand j'ai pris conscience à mes 40 ans que la vie avait une fin, ça m'a donné envie de réaliser le plus de choses possibles.»
La première fois qu'elle est venue pour quinze jours à Paris, c'était il y a pile huit ans. Cette échappée belle est devenue un congé sabbatique et a duré un an. Le temps d'apprendre à estomper son accent, de comprendre les codes des Français. «Ceux des cafetiers parisiens, qui à partir de 11 heures vous interdisent les tables déjà dressées pour le déjeuner et vous collent dans un coin si vous ne buvez qu'un café.»
Elle arrive de Montréal et s'apprête à emménager dans le XIe arrondissement parisien. Un appartement «un peu bancal, ce qui me plaît, et haut de plafond». Elle sourit parce qu'on sourit à l'entendre dire «pour moi, signer un bail, c'est énorme». Il y a huit ans justement, elle a vendu l'appartement qu'elle avait à Montréal et compacté son intérieur dans un garde-meuble. «J'adore y aller, c'est comme si j'avais une maison dont je n'ai pas à supporter le poids.» Depuis qu'elle a cédé son toit, elle loue ceux que propose le site Airbnb.
Elle voyage léger, croit que dans une autre vie, elle a tout perdu et se dit peu dépensière. Les colères noires dont elle est capable à l'écran ne sont que cinéma. Ce qui la fait fuir et ne pas revenir «ce sont les gens qui restent et qui s'enlisent dans leur inertie, s'en plaignent en cultivant leur emprisonnement au lieu d'agir». Côté politique, elle rapproche évidemment Justin Trudeau d'Emmanuel Macron, avec une préférence pour le Premier ministre canadien. Deux œufs à la coque en guise de déjeuner improvisé lui suffisent. Huile d'olive demandée pour les toasts, on range le beurre pendant qu'elle enclenche le chronomètre de son portable et surveille le temps de cuisson.
Elle n'aime pas se définir. Ni parler d'amour. Elle ne vit pas en couple. «Je suis changeante. Il est arrivé que des journalistes surpris par ce que j'avais dit me relisent des extraits d'interviews auxquelles j'avais répondu n'importe quoi. J'ai longtemps été indécise, ça cachait une peur d'assumer mes vrais désirs. Quand j'ai débuté, j'avais 12 ans. Ce qui m'importait c'était que rien de ce que je faisais ne se sache. La notoriété m'encombrait. J'avais peur que les gens pensent que je me prenais pour quelqu'un d'autre. Je suis restée assez proche, en moins sage, de l'enfant que j'étais. Je suis confiante envers l'autre plus que fermée. Mais que je donne l'image de quelqu'un d'accessible ne signifie pas pour autant que je le suis.»
Née à Québec, enfance dans la banlieue de Montréal, à Boucherville. Milieu : classe moyenne. Une sœur, Paule, son aînée de deux ans dont elle est «très proche», mariée, deux filles «que j'adore, je n'ai pas d'enfant». Son père est «employé de main-d'œuvre, fonctionnaire. Il cherche du boulot pour les gens qui sortent de prison ou souffrent d'un handicap physique». La mère, «forte et inspirante», est secrétaire. Gamine, avec sa sœur, leur père les inscrit au foot, qu'elle pratique un moment. Bonne élève, forte en maths, elle se voit architecte. Le métier d'actrice, elle y vient indirectement, par le théâtre, en intégrant le Conservatoire d'art dramatique de Montréal. Les rôles d'ingénues l'ennuient jusqu'à ce qu'elle joue Tchekhov. Au théâtre, cette boulimique de travail préfère pour le moment le cinéma. D'elle, la réalisatrice Colombe Savignac dit : «C'est une grande pro. Le jour, elle tournait pour nous et la nuit avec les réalisateurs du Sens de la fête, les agendas se superposant. Quand elle est là, elle s'investit totalement. Elle ne se regarde pas, n'a aucun état d'âme et rejoint le plateau par ses propres moyens. Elle est juste, au diapason des humeurs de son personnage. Elle est toujours en mouvement, lumineuse, accessible. Quand on la connaît mieux, c'est un peu plus complexe. C'est un animal sauvage !»
12 mai 1969 Naissance à Québec.
1993 Sortie du conservatoire de Montréal.
2012 Laurence Anyways, de Xavier Dolan 2014 Mommy, de Xavier Dolan, prix du jury à Cannes.
17 janvier 2018 Le Rire de ma mère, de Colombe Savignac et Pascal Ralite