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Making of de «Twin Peaks» : Lynch entre les lignes

Les multiples heures de bonus du coffret Blu-ray de la troisième saison, qui sort mardi, montrent de façon inédite la manière de travailler du cinéaste, grâce au témoignage de trois réalisateurs qui ont eu accès au tournage de la série. Un événement éditorial pour qui cherche à comprendre comment a été conçu cet «or pur».
Le cinéaste mime une scène avec l’actrice Kimmy Robertson, qui joue Lucy Brennan, la secrétaire du shérif. (Capture d'écran Universal Pictures Video)
publié le 23 mars 2018 à 19h36

«J'étais en pleine forme avant de commencer le tournage, et maintenant je peux à peine marcher !» David Lynch, dans l'interview qu'il a accordée aux Cahiers du cinéma en décembre, plaisante sur l'épuisement physique qu'a représenté pour lui, l'artiste total de 72 ans, la production et le tournage des 18 épisodes de Twin Peaks : the Return. Lui qui n'avait plus mis les pieds sur un plateau de tournage depuis dix ans après l'expérience presque nihiliste d'Inland Empire se lance en septembre 2015 dans un marathon inouï de plus de huit mois de travail acharné pour boucler dans les temps et le budget (resté confidentiel) la suite, vingt-cinq ans plus tard, de sa mythique série (coécrite avec Mark Frost), qui l'avait propulsé en inventeur du soap le plus sexy, vénéneux, angoissant, beau et populaire que la télévision ait jamais connu. Aux Cahiers encore, il précisait : «Vous savez, on travaillait pratiquement sept jours sur sept par semaine non-stop, entre le début du tournage et la fin de la postproduction. Ça dévorait tout. Et nous avions des délais à tenir. Faire dix-huit heures, c'est très long. Pendant deux ans et demi à peu près, je n'ai rien fait d'autre.»

A Cannes, en mai dernier, où les deux premiers épisodes de la nouvelle saison étaient projetés en séance de gala, Lynch est apparu épuisé, comme ralenti et agacé de devoir à nouveau affronter physiquement la liesse admirative qui partout l'entoure, telle une rock star qu'il n'a au fond jamais cessé d'être depuis la fascination née autour de sa personne dans la diaspora nucléaire des admirateurs médusés d'Eraserhead à la fin des années 70, avant le triomphe d'Elephant Man en 1980.

Lynch lessivé ? Le come-back, qui pouvait laisser craindre le baroud d’honneur d’un maestro définitivement déphasé ranimant les cendres de son opus magnum pop parce que la chaîne Showtime avait eu envie un matin de s’offrir la marque Twin Peaks, s’est avéré en fait au-delà de tout espoir : non seulement le film-somme est un accomplissement du geste lynchien parvenu à un niveau de plénitude et de liberté encore plus élevé que tout ce à quoi il nous avait habitués jusqu’alors, mais il s’est aussi révélé être une équipée folle sur des territoires vierges de la fiction sérielle échappant à tout contrôle, comme le désormais emblématique épisode 8 arrachant au récit sa peau résiduelle pour l’offrir à vif à la fournaise de la forme en fusion.

L'arrivée dans les rayonnages mardi du coffret Blu-ray de Twin Peaks n'est pas seulement la livraison physique au plus près de nos cerveaux et de notre table de salon d'une cargaison de dope déjà abondamment téléchargée, mais un supplément de came pure pour qui ne s'estime jamais rassasié. En l'occurrence, pas moins de six heures de bonus, sans doute même un peu plus si on veut bien considérer un docu sans intérêt sur le «Phénomène Twin Peaks» et une conférence au Comic-Con avec une sélection d'acteurs qui n'ont pour la plupart rien à dire.

De la taille d’un annuaire

L’essentiel réside dans la conjonction de trois réalisateurs ayant eu accès au plateau : à la fois Charles de Lauzirika - convié dans la riante campagne de l’Etat de Washington, près de la petite ville de North Bend et des chutes d’eau de Snoqualmie, à assister aux premières séquences mises en boîte -, Richard Beymer - invité par Lynch lui-même à observer les prises de vues en studio de la «Black Lodge», l’outre-monde tendu de rideau rouge -, et surtout Jason S. dont le docu-fleuve en dix épisodes couvre une large partie de l’aventure, à l’exception de toutes les phases de pré- et postproduction. Il est drôle de voir d’ailleurs dans un plan rapide la caméra de Beymer surprendre Jason S. en train de tourner des images de Lynch au travail, comme si à un moment les diaristes de cette odyssée hors norme se bousculaient autour d’un artiste qui a pourtant érigé le goût du secret et une certaine opacité en style de vie.

Cet ensemble de documents constitue un événement éditorial pour qui cherche à comprendre comment le cinéaste fabrique au creuset d'une alchimie sensorielle sans équivalent cet «or pur» («pure gold», comme il le répète) philosophal qui, telle une pierre d'hypnose, attrape le spectateur et le remue au plus profond de ses souvenirs, expériences et traumas enfouis.

Autant la parole de Lynch est rare en interview, autant on s’aperçoit à quel point il est un tout autre homme au milieu de ses troupes. Il parle en fait énormément, soit qu’il raconte précisément la scène à réaliser en indiquant les différents rebondissements, comme s’il ne suffisait pas qu’elle soit écrite dans le scénario (de la taille d’un annuaire) mais qu’il lui fallait le proférer, le faire advenir à haute voix. Chaque acteur est préparé en tête à tête avec le cinéaste, qui mime les expressions, les gestes, avec une grande agilité et animation - quand par exemple il chauffe le duo Jim Belushi et Robert Knepper, interprète des frères Mitchum -, ou suggère à voix basse, voire chuchote quelque chose, comme il le fait à l’oreille de Sherilyn Fenn (Audrey Horne) en prenant garde à ce qu’elle seule puisse l’entendre. On est surpris de voir aussi comment dans le temps même des prises, muni d’un haut-parleur, il ne cesse de corriger, commenter, amender les attitudes, les inflexions depuis son poste d’observation, avec sa scripte constamment assise derrière lui.

Œufs et maïs en conserve

C'est d'autant plus fascinant qu'on sait comment son personnage dans Twin Peaks, le chef du FBI Gordon Cole, qui joue un rôle si crucial dans la nouvelle saison, instaure avec son entourage, ses équipes, une communication verbale fondée sur des régimes désaccordés de volume sonore puisqu'il est censé être sourd et qu'il clame ses instructions toujours un ton plus haut qu'il n'est réellement nécessaire, pour ainsi dire handicapé par un appareil auditif dont il ne cesse, en vain, de régler la puissance pour tenter d'établir une longueur d'onde avec le monde extérieur.

Tout ce régime de la voix et des bruits parasites remplit très massivement le quotidien du plateau, comme on peut s’en rendre compte en regardant de manière soutenue le making of, puisque certes l’attention des réalisateurs est très exclusivement mobilisée sur Lynch, mais ce ruban de paroles nimbées de la fumée de ses sempiternelles American Spirit grillées à la file organise, scande et saisit la matière première de séquences qui pourtant nous apparaîtront ensuite comme étrangement encloses dans la stupeur anxieuse d’une bande-son étouffée.

Il s'avère que personne parmi les acteurs (et il y a 240 personnages dans Twin Peaks : the Return), à l'exception sans doute de Kyle MacLachlan, n'a eu accès à l'intégralité du script. Comme, de surcroît, il n'est pas question de tourner dans la chronologie des multiples récits, les comédiens en fait jouent complètement à l'aveugle, et c'est peu de dire que Lynch les guide à tâtons comme pour les aider à avancer dans cette aire fictionnelle sans paroi ni contour, sans axe tangible, et dont on peut mesurer pourtant à la revoyure du film intégral à quel point il suit un arc narratif très solide quel que puisse être l'extraordinaire déflagration de morceaux diégétiques qu'il contient sous sa coupole implosive.

On ne peut qu'être sidéré par la manière dont Lynch possède, lui, dans les moindres détails la cartographie de ce monde qu'il est capable d'évoquer, de dessiner, de fabriquer à main nue quand, par exemple, subitement, il réclame des œufs et du maïs en conserve pour en badigeonner un trou dans le sol, ou qu'il malaxe de la pâte à pain pour tartiner le visage de Laura Dern, «puis je te mettrai un doigt ensanglanté dans la bouche». Parfois, il s'enflamme, sa main ne cesse de voleter selon un geste très caractéristique, il ferme les yeux et il rentre dans une sorte de transe : «Les bûcherons vont s'affairer sur le cadavre du double de Cooper. L'orbe monte au milieu de la pièce et plane, OK ? Elle est ronde, elle est noire. Comme une boule de goudron. Dedans, on voit Bob. Je veux que ça se touche. La lumière la plus aveuglante. Elle pointe de l'intérieur. Et le noir devient translucide. Transparent au centre.»

A d'autres moments, excédé, laminé par le nombre de décisions à prendre, et alors qu'un chargé de production lui demande s'il ne peut pas écourter une mise en place (la fameuse scène de la mouche tuée à coups de télécommande sur le menton d'un des frères Mitchum), il explose : «C'est quoi le problème avec tout le monde ? C'est à moi de savoir. Evidemment, putain. Ça me rend dingue. On s'en fout si une scène est trop longue.» Plus tard, enfoncé dans un canapé, le visage grave et avec une dureté de ton qu'on lui connaît peu : «Je n'aime pas donner l'impression de rendre les choses compliquées. Si c'était la guerre, le général Patton dirait : "Va te faire foutre." Il a dit à ses soldats : "Montez là-haut, 160 kilomètres de neige glacée, des conditions horribles. La galère dans la boue." Il y a mené ces enfoirés et personne ne pensait qu'il en était capable. C'est ainsi qu'on doit attaquer la deuxième moitié du tournage lundi. Le refus n'est pas acceptable. Cette semaine de travail, on peut la tourner en une seule journée si on se ressaisit vraiment…»

Chaussons en papier bleu

On peut bien entendu se demander si le sortilège du monde de Twin Peaks n'est pas partiellement détruit par cette longue incursion dans les coulisses quand, tout à coup, on voit la Black Lodge arpentée en tous sens par des techniciens chaussés de ces chaussons en papier bleu qu'on met dans les hôpitaux. Quelque chose du rêve est-il entamé par la révélation des cintres, de la contiguïté dans le studio de la Lodge et du bureau du shérif, des blagues de Kyle MacLachlan qui fait des grimaces après que le cinéaste lui a demandé de regarder toujours plus loin au fond des ténèbres ? C'est plutôt le phénomène inverse qui se produit, car le mystère demeure de ce qui subsume et transcende les aléas de la manufacture des plans vers ce point de perfection créatif qui efface la main qui l'agence, la voix qui la guide, l'écriture qui la porte, et qui conduit chacun de nous à s'enfermer volontairement dans la boîte noire et à jeter la clé.