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Libération
Critique

Les amoureux transis de «Frost»

Dans le superbe nouveau film du Lituanien Sharunas Bartas, un couple improvise une virée à risque à travers la guerre dans le Donbass.
Vanessa Paradis est extraordinairement naturelle et à son aise dans le rôle d’une belle baroudeuse. (Rezo Films)
publié le 27 mars 2018 à 18h46

Surtout ne jamais lâcher les visages. Surtout ne pas quitter le silence, ne pas s’expliquer, ne pas se justifier, ne pas croire qu’on parvient à dire quoi que ce soit avec les mots. Ils forment un couple, ils sont jeunes, et chacune de leurs paroles surgit comme une balise dans l’air blafard, une trouée dans la neige et le gris du ciel de la région du Donbass, dans l’Ukraine qu’ils traversent. Ils sont lituaniens, partis sur un coup de tête de Vilnius conduire une grosse camionnette pleine de vivres prêtée par un copain à la dernière minute, à destination des ukrainiens, à 1700 kilomètres de chez eux. Il y a d’autres endroits que la ligne de front pour filer à l’improviste en week-end amoureux, mais c’est ici qu’ils ont décidé, plus ou moins en conscience, d’éprouver leur amour. «On va en Ukraine ?» «Oui.» «Prépare du thé pendant que je regarde sur Internet.» Rien de plus. Le garçon organise, la fille est plus contemplative. C’est d’ailleurs lui qui conduit et qui l’embarque, la prochaine fois il «réparera le GPS, et tout s’arrangera», murmurera-t-il à voix basse, une ultime fois, allongé dans la neige, tandis que la caméra qui s’éloigne vers le ciel le rend de plus en plus indiscernable, dans un dernier plan mémorable, où son corps, tache lointaine, se confond avec les bouts de bois dans l’étendue blanche.

Lumière

Frost, le neuvième long métrage de Sharunas Bartas découvert lors du dernier Festival de Cannes, est un film de guerre et d'aventure mais aussi d'amour, et c'est curieux, car l'ambiance est aux antipodes. Il rappelle les aventures de Marianne et Ferdinand qui traversent non pas l'Ukraine en guerre, mais la France en paix, dans Pierrot le fou de Godard. Même romantisme désespéré d'un couple au cœur d'un voyage amoureux qui tourne mal, la mort en ligne de mire. Même génie des deux cinéastes pour nous faire voir dans la lumière des phares ou la ligne des arbres des images de plus en plus abstraites. Même attention scrupuleuse à l'impalpable, la couleur du ciel ou la forme d'un nuage, et dans Frost, la neige et le gel sont des personnages à part entière dans lesquels le couple s'enfonce et se perd.

Rokas et Inga ont donc décidé d'aller voir à quoi ressemble la guerre, non pas une abstraction, mais cette guerre entre la Russie et l'Ukraine, «au centre de l'Europe». Sauf que ce centre n'est central pour personne, et surtout pas les Européens, comme le notera un journaliste lors d'une soirée dans un hôtel international à Kiev. Ce sera la seule occasion festive, celle de converser et de se dévoiler. Quand on aime mieux boire beaucoup pour tomber dans le sommeil. Ici, le couple croise Marianne, une Française étrangement chic, en chemisier de soie, échouée là sous les traits de Vanessa Paradis, extraordinairement naturelle et à son aise dans le rôle d'une belle baroudeuse. A Marianne qui confie au jeune homme son impossibilité d'aimer à présent et son désir de faire une «halte dans l'amour», Rokas répond énigmatiquement que pour lui, la sensation de tristesse et celle de l'amour sont identiques. Ailleurs, au même moment, comme en écho à son aveu, dans une chambre, un homme pleure nu dans un lit au côté d'Inga. Le film ellipse l'acte sexuel ou son impossibilité. Le spectateur est libre d'imaginer que les larmes succèdent à l'amour ou au contraire à son empêchement. Manière de montrer qu'aucune personne extérieure ne peut savoir ce qui a lieu entre deux êtres qui tentent ou refusent de s'aimer.

Climax

De même pour la guerre : ce que Sharunas Bartas filme, c’est combien elle échappe au regard, et ne ressemble en rien à un film de genre. Ce qu’il dévoile, c’est combien elle est calme et lente, et peut se dissimuler sous des scènes idylliques. A ses abords, des oiseaux comme partout, et des enfants qui transforment un morceau de plastique en luge pour jouer dans la neige. Quand on approche de la ligne de front, Rokas tente lui aussi d’en capter des images grâce à son iPhone dernier cri. C’est alors que le paysage se déstructure et s’opacifie, indéchiffrable, car une telle ligne est invisible.

Frost, jamais démonstratif ou volontariste, se teinte parfois d'un climax presque joyeux, lorsqu'un sourire sur les visages de Rokas et Inga émerge et se répond, ou qu'ils imaginent le bain qu'ils prendraient ensemble, alors qu'ils sont si près du danger. Leur solitude et la proximité de la mort inoculent au moindre geste de la vie quotidienne une force et une tension amoureuses.

Il y a l’étrangeté de la vérification des passeports biométriques en bonne et due forme, nécessaires comme dans n’importe quel aéroport, lors du passage à la frontière, la nuit. Toute la deuxième partie du film, la parole d’Inga, qui ne parle pas russe, gèle, tandis que Rokas est sommé de prendre parti et que leur périple apparaît incompréhensible à ceux qu’ils espèrent aider. Gros plans, toujours sur les visages, lors des interrogatoires. Et soudainement, la méfiance rompue : un bonbon proposé, un dîner de toasts à la mayonnaise en tube partagé. Et toujours la même question : «Pourquoi êtes-vous venus jusqu’ici ? Pour voir la guerre ou la faire ?» Ou peut-être pour vérifier que la neige brûle.