Ilan Nguyên, maître de conférences associé à l’Université des Arts de Tokyo, grand spécialiste de l’animation nippone, fut le collaborateur et l’interprète d’Isao Takahata lorsqu’il venait en France.
Vous connaissiez bien Isao Takahata, comment vous êtes-vous rencontrés ?
Quand je suis venu pour la première fois au Japon, à l'été 1997, c'était pour le voir. Je préparais un mémoire sur le Tombeau des lucioles. C'était juste avant la sortie de Princesse Mononoké [de Miyazaki, ndlr] au Japon, les studios Ghibli étaient encore relativement accessibles. Par la suite nous nous sommes vus régulièrement. Au départ, j'allais l'interroger au studio. Puis, comme il travaillait à l'époque sur Mes Voisins les Yamada, il m'a dit un jour : «Tu ne peux plus venir ici, ça dérange la production ; désormais tu viendras discuter à la maison.» Je suis allé le voir chez lui toutes les semaines. Il était intéressé par la France de manière générale, par les problèmes de traduction comme les questions d'histoire et de société. Son savoir était immense, encyclopédique, et sa curiosité extrêmement vive. Il enseignait dans une université et j'ai aussi suivi ses cours.
Vous avez ensuite contribué à diffuser ses films en France.
Pendant plus d’une décennie, divers projets ont permis de le faire venir presque tous les ans. La France est le seul pays occidental à avoir vu autant de films de Takahata que de Miyazaki distribués au cinéma, la quasi-totalité de leurs œuvres respectives. Dans notre pays, les cinéphiles, les médias et le monde de la culture ont pu accéder d’emblée à une perception différenciée, point de départ de toute diversité, et non pas une vision conditionnée par l’œuvre du seul Miyazaki. Cela a largement contribué à la découverte d’autres auteurs par la suite.
Takahata reste moins connu que Miyazaki.
Miyazaki est devenu une telle icône dans son pays qu’il ne doit symboliquement plus rien à personne… Sauf à Takahata qui reste, selon moi, la figure la plus importante du dessin animé au Japon. C’est lui qui a transformé le langage du dessin animé japonais après la guerre. Il l’a fait sortir des conventions du cartoon comme de l’esthétique disneyenne, affirmant qu’il pouvait être aussi social, voire politique, tragique, qu’il pouvait prendre à bras-le-corps des enjeux moraux, décrire la vie d’une communauté humaine.
Que représente Takahata pour la culture japonaise ?
C'est d'abord une figure intellectuelle. Il a étudié la littérature française à l'université de Tokyo, à une époque où la culture française bénéficiait au Japon d'un rayonnement sans pareil. Takahata a appris le français à travers le cinéma de Renoir, Cayatte, Carné, Clément… Puis la poésie de Prévert, Paul Grimault, la Bergère et le Ramoneur (1952), qui tentait de proposer une alternative radicale aux productions Disney. Ce que Takahata fera à son tour dès 1968 avec son premier long métrage. Il a gardé toute sa vie une curiosité pour l'art et la littérature. Il a traduit Prévert, Giono. Il a côtoyé des figures intellectuelles comme Katô Shûichi. Il a écrit sur l'histoire de l'art et l'esthétique.
Quel homme était-ce ?
Il était sévère, exigeant à l’extrême. Il a passé sa vie à défendre des idéaux, des valeurs plus grandes que lui. Il a toujours été très clairement engagé à gauche et a voulu toute sa vie tenter de faire valoir l’intérêt général, par exemple à travers son engagement syndical, et s’opposer à l’arbitraire d’Etat, qui existe encore trop souvent au Japon. Ces dernières années, il avait durci le ton de son combat politique contre le gouvernement. Il a multiplié les déclarations critiques envers le Premier ministre, Shinzo Abe, pour la profonde hypocrisie de ses positions à l’égard de ses voisins asiatiques, comme dans son projet de révision de la Constitution. Il a aussi rappelé sa propre expérience de la guerre, pour éviter que cette mémoire ne se perde totalement. Il avait 9 ans lorsque la ville d’Okayama a été bombardée et n’a dû sa survie qu’à la chance. Le Japon perd une voix qui compte, bien au-delà du cinéma d’animation.