L'interdiction par son directeur, Thierrot le Fou, anecdotique mais qui a fait parler d'elle, des selfies sur le tapis rouge du Festival (pour «manque d'élégance») ne serait-elle en fait que l'aboutissement de tout un pan de l'histoire de la théorie critique et de la cinéphilie ? Dans son analyse d'un fameux texte d'André Bazin proclamant en 1956 le «Montage interdit» au profit de la cohabitation des contraires dans un seul et même plan, Jean Narboni, figure de la critique issue des Cahiers du cinéma, nous met sur cette piste généalogique : «Que cherchent en effet les adeptes du selfie, pratiquants sans le savoir d'un bazinisme affadi comme le Bourgeois gentilhomme l'était de la prose, sinon une trace de leur proximité physique avec une vedette sportive, politique ou médiatique, Cristiano Ronaldo, Stromae ou Emmanuel Macron ? L'image âprement convoitée est destinée à faire la preuve que l'auteur a été au moins une fois dans le même cadre que son partenaire d'élection, comme Charlot et le lion dans sa cage. Mais ainsi flottante et limitée à elle-même sans pouvoir d'identification rétroactive de rien, l'image reste un catalyseur sans emploi et sans solution. Faute d'un effort de montage par quoi les auteurs de selfies pourraient devenir vraiment baziniens.» Ils n'en auront pas l'occasion sur les marches cette année - à moins que, tels des lions voyant rouge et quittant cette cage nouvellement imposée, les badauds ne se jettent tout bonnement sur leurs proies, pour dévorer toute la bande de charlots célèbres venue défiler sous leur regard soudain privé de cadre.
Restons palme
Selfie interdit à Cannes ?
Cannes, vendredi. (Photo Olivier Metzger)
par Luc Chessel
publié le 11 mai 2018 à 21h06
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