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Libération
Critique

«Mission : Impossible», cascades et bons points de suspension

Christopher McQuarrie signe la suite directe de «Rogue Nation» en privilégiant les moments d’action filmés à l’ancienne sans abuser des effets numériques.
(PHOTO CHIABELLA JAMES. PARAMOUNT PICTURES 2018)
publié le 31 juillet 2018 à 19h56

Jusqu'à présent, chaque Mission: Impossible était réalisé par un cinéaste différent. Brian De Palma fabriqua le prototype parfait (Mission: Impossible), John Woo s'abandonna à quelques excès kitsch (Mission: Impossible 2), J.J. Abrams joua à fond la carte du blockbuster saturé de couleurs (Mission: Impossible 3), Brad Bird apporta une dimension cartoonesque (Protocole fantôme), tandis que Christopher McQuarrie opéra un beau retour aux sources, en reprenant quelques motifs du film de De Palma (Rogue Nation). Avec Fallout, McQuarrie est donc le premier réalisateur à remettre le couvert. Il espère «qu'en regardant Rogue Nation et Fallout, on ait l'impression qu'ils ont été réalisés par deux personnes différentes». Ça ne saute pas aux yeux, mais pour une bonne raison : le propre de sa mise en scène est de se tenir en retrait, sans surajouter d'effets à une action et à un récit élaborés. Son retour se justifie par le fait que ce sixième volet est la suite directe du précédent. On y retrouve l'espionne anglaise Ilsa Faust (Rebecca Ferguson) et le terroriste Solomon Lane (Sean Harris), toujours aussi décidé à détruire le monde et à le débarrasser d'Ethan Hunt (Tom Cruise).

Fallout peut se traduire par «retombée», et ce titre n'est pas qu'une référence aux bombes nucléaires amorcées par Lane. Il souligne aussi combien cet opus est une somme et un aboutissement des cinq autres, dont il boucle quelques récits tout en s'attachant aux conséquences psychologiques et sentimentales des actions de Hunt sur sa vie. Il revient sur son amour impossible pour sa femme, Julia (Michelle Monaghan), qui l'avait quitté pour cause d'incompatibilité entre vie de couple et nécessité de sauver le monde. Il en résulte une mélancolie nouvelle, seule vraie marque de mûrissement de Hunt dont la puissance physique est miraculeusement intacte.

Balancier

Plus de vingt ans après le premier volet, cette saga persiste à préférer l'enregistrement direct aux effets numériques. Les fonds verts sont tant que possible évités au profit de cascades sans trucages, de prises de vues en extérieur et de décors naturels. Le pivot reste bien sûr le corps de Cruise, acteur d'autant plus spectaculaire qu'il demeure vulnérable et condamné à réaliser des cascades toujours plus impossibles. Dans la plus belle scène de Fallout, il saute en chute libre au-dessus de Paris par une nuit d'orage, avant d'atterrir sur le toit du Grand Palais.

Le corps de Hunt et celui de Cruise ne font qu'un. Chacune de ses actions s'accompagne de trébuchements, de chutes, de blessures. Cruise, qui ne cesse de sauter pour éviter que tout saute, appartient à la lignée des acteurs acrobates : Douglas Fairbanks, Buster Keaton, Jackie Chan… Il touche à l'essence même du cinéma : l'action pure, le mouvement à nu. On pense aux chronophotographies d'Etienne-Jules Marey en le voyant galoper à toute vitesse sur les toits de Londres, dans des plans qui durent au nom de la seule joie de contempler un homme courir si vite et bien. A contre-courant de la plupart des blockbusters actuels, Mission: Impossible continue à s'accorder à la pesanteur humaine, à jouer avec elle ou à la défier. La célèbre scène du premier volet, où Hunt est suspendu à un filin telle une araignée à son fil, fait en ce sens figure d'emblème, de matrice. Hunt utilise sa pesanteur avec une extraordinaire précision, notamment à travers sa figure préférée : le balancier, consistant à sauter pour mieux se rattraper en utilisant son propre poids. Dans Fallout, plus que jamais, il ne cesse de se suspendre (à un immeuble, une cabine d'ascenseur, un hélicoptère), de se laisser tomber pour s'accrocher, se raccrocher, se décrocher. Jusqu'à un finale où tout ne tient qu'à un fil ne tenant qu'à une corde ne tenant qu'à un câble.

Faux-semblants

Aux cascades physiques répondent des pirouettes mentales. «Why did you have to make it so fucking complicated ?» dit un personnage à Hunt, soulignant combien la complexité des récits de McQuarrie rappelle l'adage godardien «pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?». Sur ce point, Fallout est particulièrement tortueux. Le jeu permanent avec les faux-semblants met à l'épreuve la croyance du spectateur tout en dévoilant les moyens mêmes du spectacle. Rien n'est simple, clair, entier. Chacun, même Hunt, possède sa part de duplicité, de complexité insondable. En ce sens, les nouveaux personnages sont particulièrement intéressants : une femme fatale surnommée la Veuve blanche (Vanessa Kirby) et un tueur de la CIA interprété par Henry Cavill, qui ont en commun de mêler charme torride et ambiguïté glaçante.

Si l'équipe de l'Impossible Mission Force éprouve cette nécessité de tout compliquer, c'est aussi au nom d'une certaine éthique. La ligne droite et l'affrontement direct sont non seulement moins excitants mais aussi plus brutaux et meurtriers. Il y a dans Fallout une seule scène frontale, particulièrement sanglante, où, infiltré chez l'ennemi, Hunt et des complices libèrent Solomon Lane en trucidant des dizaines de policiers, comme dans un jeu vidéo. Ça ressemble peu à l'esprit de Mission: Impossible - et pour cause : cette scène n'est pas réelle mais représente le déroulement que Hunt imagine pour mieux l'empêcher. Le véritable assaut sera bien plus inventif et moins violent. Entre la scène évitée et celle qui a véritablement lieu, McQuarrie démontre au passage l'intelligence de la série face au tout-venant du blockbuster : son côté old school et sa complexité répondent aussi au refus de prendre les spectateurs pour des cons et les figurants pour de la chair à canon. Alors que pour Lane, le meurtre de masse annonce l'avènement d'un monde nouveau, Hunt accorde une valeur absolue à la vie humaine. Dans Fallout il est particulièrement tourmenté par la violence, les sacrifices et les deuils inhérents à ses actes héroïques. S'il s'en sort toujours, ce serait donc aussi parce qu'il sait allier la grandeur morale à la puissance physique. Il est protégé par sa bonté autant que par sa force. En termes physiques autant que métaphysiques, on appelle ça avoir la grâce.