Si le personnage de The Last of Us ne parle pas pendant l'intégralité de son périple solitaire, on finit par entendre le son de sa voix lorsque, errant dans une forêt, il tombe brusquement dans un piège à loup, une jambe plantée sur un pic en bois. Il pousse un cri de surprise puis de douleur quand à l'image son corps est comme happé par la terre. On ne sait pas son nom, ni vraiment d'où il vient ni où il veut aller. Le synopsis de ce premier long métrage du cinéaste tunisien Ala Eddine Slim évoque un «jeune Subsaharien» parcourant le désert nord-africain afin de traverser la mer en direction de l'Europe.
Vigilance
Ce récit et cette géographie encore explicative ne rendent pas tout à fait compte de la volonté du cinéaste d'accéder à une expérience de profonde solitude et de persévérance que la figure du migrant contemporain actualise par ses errances transfrontalières, la perte de ses repères familiers ainsi que de sa capacité à être entendu ou écouté dès lors qu'il revêt l'identité du clandestin. Parti d'une expérience documentaire en 2011, quand, avec ses camarades Ismaël Chebbi et Youssef Chebbi, Ala Eddine Slim se rend dans les environs d'un poste frontière tuniso-libyen qui voit affluer un grand nombre de réfugiés fuyant la guerre, entre révolutionnaires et troupes loyalistes de Khadafi (qui donnera le film Babylon en 2012), le cinéaste réinvestit avec une inspiration complètement renouvelée et poétique ce déplacement dans le monde et finalement hors de lui à l'intersection du conte et du cauchemar.
Le personnage, jeune barbu hirsute aux yeux toujours quelque peu affolés, apparaît d'abord en silhouette filiforme sur fond de sable brûlant, comme s'il se détachait d'un plan fameux du Lawrence d'Arabie de David Lean. On le voit bientôt négocier de nuit avec des passeurs, monter dans un pick-up puis se faire arnaquer. Il doit fuir seul, trouver un bateau et se lancer dans la traversée par ses propres moyens. De l'autre côté l'attend une plage bordée d'une improbable forêt où il croise un vieil ermite couvert de peaux de bêtes et armé d'un couteau d'ogre. Il paraît alors soudain devoir s'acclimater à une nouvelle fiction dont il adopte le costume vaguement préhistorique, les deux hommes coexistant sans parler mais échangeant le gibier dépecé à même un brasier.
L’aventure et le périple ont donc pris un tour inattendu, car il ne semble pas qu’il y ait un au-delà territorial à cette forêt peuplée de loups, ni de société qui tienne, ou que l’on puisse rejoindre à son abord. Mais depuis le début, le voyage de l’homme aiguise sa vigilance et sa sensibilité aux détails de paysages successivement routiers, industriels, marins et forestiers, à leur caractère fondamentalement opaque et relativement inhospitalier.
Le film pourrait reprendre à l'identique le titre du livre de Jonas Mekas Je n'avais nulle part où aller tant il nous communique les impressions obliques d'une liberté totale et d'une angoisse sans fin. «Je ne fais pas partie d'un cinéma tunisien. […] J'aime me qualifier de parasite par rapport au cinéma connu et établi en Tunisie. Je veux créer autre chose, être une sorte de tache dans ce paysage. J'essaie d'expérimenter», dit Ala Eddine Slim dans une interview au webzine culturel suisse le Billet.
Incognito
Né à Sousse en 1982, il est, après ses études, l'un des fondateurs d'Exit Productions, quand il commence à chercher des financements indépendants pour tourner des courts métrages. The Last of Us date en réalité de 2016, il a été montré cette année-là au festival de Venise (où il reçut le prix de la meilleure première œuvre) mais il lui a encore fallu attendre deux années pour trouver une distribution en salles.
Le pari d’un retour au cinéma muet pour un premier film de fiction constitue en soi la preuve d’un sacré caractère (l’auteur a écrit, tourné et monté le film lui-même). La superbe stylisation de chaque séquence paraît comme absorbée par le désir de percer la surface bavarde du présent, des reportages, commentaires et fictions édifiantes qui en rendent compte, pour passer incognito dans une doublure du monde où tout redevient élémentaire, marqué par une suite d’instants d’autant plus fatidiques qu’il n’y a plus personne pour attendre votre retour, instants que le cinéma réinventé balbutie à travers l’idiome clignotant des images secourables et bienfaitrices.