Il y aurait encore bien un intérêt pratique à être reconnu comme auteur de films, distingué, «the name above the title» : qu'un long métrage resté inédit en France (hors une présentation à Cannes en 1996) ait un jour la chance de sortir du purgatoire des œuvres inaperçues ou dédaignées, pourvu que le nom du cinéaste soit entretemps devenu porteur, référencé, tandis que d'autres n'auront pas eu la chance de gagner en valeur avec les années. Le label auteur, donc. Repère, signature, marque de fabrique. En sortant Hard Eight dans les salles aujourd'hui, ce n'est pas vraiment le film lui-même qu'on nous prie d'évaluer mais le tout premier essai d'un auteur maintenant réputé, Paul Thomas Anderson. Il n'y a guère d'autre option que d'y chercher les signes à la fois primitifs et rétrospectifs d'un talent depuis reconnu et bien sûr contesté. D'accord.
Arnaqueur
Car Hard Eight n'est pas un très bon film. Et c'est aussi son attrait minimum : le fait qu'un cinéaste connu pour sa virtuosité n'ait pas débuté sur un coup de bluff, abattant magistralement ses cartes (il s'agit d'une histoire de jeu), mais bien avec ce film «carte de visite», plutôt contraint et conçu dans l'espoir de plaire - assez pour s'assurer du financement du suivant. L'ensemble sacrifie à ce qu'il était de bon ton alors d'afficher, à ces poses distanciées, cette gratuité nonchalante, ici languissante, enluminée par des dialogues chiadés qu'on laissait excessivement durer. C'était la vogue des premiers Tarantino, et Hard Eight est un film tout ancré dans les années 90 et le genre néo-noir post-Melville.
Sorti de nulle part, Sidney, un joueur professionnel (Philip Baker Hall), vient en aide à John (John C. Reilly) qui a tout perdu au jeu en espérant gagner de quoi enterrer sa mère. Sidney le prend sous son aile. Il lui apprend à gruger le casino. A devenir un petit joueur arnaqueur, à s’en tirer dans la vie. Puis John croise le chemin d’une serveuse légère (Gwyneth Paltrow) prénommée, comme dans un film de Ford, Clementine, et en tombe amoureux.
Anderson s'est vite rendu compte que la mode ne lui conviendrait pas. Cette mode déposée par un Tarantino, créateur de ce rétro chic et pop presque aussitôt hypertrophié en maniérisme cool. Dans le dernier et à ce jour plus beau film d'Anderson, Phantom Thread, la saillie de Daniel Day-Lewis contre le «chic» n'était pas immotivée sans doute. Le réalisateur sait ce dont il a dû se débarrasser : ces tics qui le guettaient dans Hard Eight. Tics que cet authentique puritain, ce cinéaste du «salut», troqua peu à peu contre un style. Salut ou damnation, dès lors chaque film oscille, ce qui complique l'univers andersonien tissé d'incertitude constante et d'une très belle instabilité. Comme Sidney pour John, l'espoir de rédemption passe par l'ange gardien, la rencontre d'une muse, d'un mentor ou d'un gourou. Figure providentielle et figure coupable, à double tranchant toujours.
Déphasé
Dans Hard Eight, tout ce que deviendra Anderson est déjà là, mais lambine encore, rivé à une tonalité déphasée et off que le metteur en scène approfondira mieux ensuite (l'hébétude et l'absurde), nanti d'une réalisation souvent maladroite, le découpage de l'espace des chambres d'hôtel notamment. C'est le premier film plutôt quelconque d'un cinéaste qu'on apprit à aimer à mesure qu'il cheminait ensuite : lentement mais sûrement.