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Interview

Yeo Siew Hua : «Il y a dans le rêve la possibilité de devenir l’autre»

Le cinéaste Yeo Siew Hua dépeint son pays natal comme une chimère en reconstruction perpétuelle, faite d’espaces qui ne se rencontrent pas, où le songe permet d’accéder à une forme d’empathie.
Yeo Siew Hua, réalisateur des «Etendues imaginaires». (Photo Epicentre Films)
publié le 5 mars 2019 à 18h06

Au dernier festival de Locarno, où son film a reçu le léopard d'or, le cinéaste singapourien Yeo Siew Hua disait avoir commencé à écrire les Etendues imaginaires à la suite d'insomnies chroniques, qui semblaient aussi frapper mystérieusement ses amis et son entourage. Rencontré à Paris pour la sortie du film, au meilleur de sa forme malgré le décalage horaire, il nous entraîne dans les arcanes de son enquête sur ce qui nous empêche de dormir tranquille.

Votre film apparaît à la fois comme l’exploration d’un territoire réel et l’invention d’un espace rêvé. D’où est venu le mélange entre ces deux dimensions ?

Je crois que la présence des rêves dans mon film est justement liée à l'endroit que je filme et où je vis. Singapour est un espace qui est toujours en train de subir des transformations, une ville perpétuellement reconstruite, continuellement gagnée sur la mer. Le paysage et le terrain, comme l'économie, changent constamment. Je dis toujours que je ne pourrais pas retrouver l'endroit où j'ai embrassé quelqu'un pour la première fois, ni l'endroit où j'ai ressenti mon premier vrai désespoir, parce qu'ils n'existent plus. Les souvenirs sont condamnés à l'errance dans un espace qui est surtout fait pour les touristes, et qui ressemble à une sorte de rêve. Quand j'ai rencontré quelques-uns des travailleurs migrants dont mon film raconte le quotidien, et qui sont ceux qui construisent le sol de cette ville en extension permanente, je leur ai demandé quelle impression ça leur faisait de vivre à Singapour. Eux aussi m'ont dit : «C'est comme dans un rêve.» Peut-être qu'on utilisait ce mot dans des sens différents, mais ça m'a frappé. Il y a bien quelque chose comme un sentiment d'hallucination collective dans cet endroit qui est censé être mon pays.

Un rêve qui ne serait donc pas seulement fait des rêves de chacun ? Comme si la ville, ou l’ordre économique qu’elle incarne, était en train de rêver ses habitants ?

Peut-être, mais alors c’est le contenu collectif de ce rêve qui est obscur. Je vis une vie si différente et séparée de celle de ces travailleurs, puisque je viens de la classe moyenne privilégiée, que je fais des films, que je suis né à Singapour. Pourtant, nous partageons un même espace onirique qui nous connecte et qui est objectif - nous vivons tous dedans -, mais qui est difficile à décrire. C’est devenu la question du film : il y a ces deux mondes, celui du policier, qui est très semblable au mien, et celui du travailleur migrant qu’il recherche. Ces deux espaces ne se rencontrent jamais vraiment, sauf par le fait qu’ils se rêvent l’un l’autre. Dans mes études de philosophie, je tombais toujours sur les conceptions occidentales, cartésiennes, du rêve comme une pure illusion à laquelle on ne peut pas faire confiance. Dans la littérature est-asiatique que j’aime, les rêves représentent autre chose, qui peut être aussi réel que les moments d’éveil. Ce qui m’intéresse, c’est la confiance dans le rêve comme capacité de rêver de l’autre, de celui qui n’est pas moi, pour accéder à une forme d’empathie.

Comment avez-vous écrit le film ? Est-ce que cet accès à d’autres vies que la vôtre est passé par une enquête ?

J'ai pensé le film de façon structurelle, pour que les différents espaces des Etendues imaginaires se plient les uns sur les autres, en commençant par l'enquête de ce policier, Lok. Il ne s'intéresse pas vraiment au dossier, personne ne s'y intéresse, même pas le spectateur au début. C'est juste un homme qui a disparu. Progressivement et dans un deuxième temps, en pénétrant dans la vie de ce disparu, Wang, j'espère qu'on s'investit dans l'affaire, qu'on se met à s'en soucier, pour que les espaces respectifs de ces deux personnages puissent se rencontrer et se fondre dans la troisième partie. Faire un film empreint de réalisme social ne m'intéressait pas, je cherchais quelque chose de plus que de produire de la sympathie ou du commentaire : à la fin, si on arrive à comprendre cette transformation entre les deux personnages, on peut enfin se dire qu'ils ne font qu'un, c'est-à-dire que nous ne faisons qu'un. Il y a dans le rêve la possibilité de devenir l'autre, de faire l'expérience d'une commune humanité. De la même manière, les scènes de fête chez les ouvriers du chantier sont pour moi le cœur du film. J'ai vécu de tels moments lors de mes rencontres avec eux, alors que j'essayais d'enquêter sur l'ouest industriel de Singapour, un espace séparé du reste de la ville, qu'on ne visite pas si on n'y travaille pas. Le film est tourné dans ces décors réels à l'accès contrôlé. Se rendre dans le centre-ville le week-end est trop cher pour les ouvriers, ils font donc de grandes fêtes autour des dortoirs où ils vivent, et ils ont été très accueillants quand j'ai débarqué parmi eux. Pendant des années, j'allais à ces fêtes chaque week-end, et j'ai voulu transcrire dans le film ces rencontres par la musique et la danse. Nous parlions tous des langues différentes, et la plupart très peu d'anglais, et danser brisait cette barrière. En dernière instance, nous sommes des corps en mouvement. Ces états de transe, semblables aux états du rêve, sont devenus dans le film des moments de transition, de passage d'un personnage à l'autre.

Le cybercafé, qui ouvre sur un monde virtuel, est aussi le lieu de tels passages dans le film…

C'est là que Wang passe ses nuits, comme beaucoup de travailleurs de ces endroits, puisqu'il ne peut pas dormir, pour jouer en ligne. Ces lieux-là sont comme des seuils, où il ne fait ni jour ni nuit, pour te faire perdre conscience du temps pendant lequel tu as joué. On y cherche à se connecter tout en étant déconnecté des autres, chacun devant son écran. Les jeux vidéo sont aussi une forme d'onirisme. Wang, comme ceux qui vont dans ces endroits, joue à Counter-Strike, un vieux classique de ma jeunesse, un des premiers jeux de tir multijoueurs à la première personne. C'est un univers de désert et de sable, ce qui m'a plu puisque mon film est aussi, ou surtout, une évocation de ces tonnes de sable importées des pays voisins, qui servent à étendre la ville sur la mer. Dans Counter-Strike, quand ton personnage meurt, le point de vue sort de son corps et le jeu se met en mode spectateur, tu peux déplacer ton regard dans l'espace. C'est ce que vit Wang, cette sensation fantomatique d'être abandonné de tout et de tous, un flottement. Mais, dans ce jeu vidéo qui n'est pas tout jeune, ces mouvements produisent un glitch dans l'image, une faille dans le tissu de l'espace que j'ai utilisée dans le film. Il y a des glitches dans le pays rêvé, imaginaire, qu'est Singapour, qui essaye de créer une réalité de toutes pièces… Quand tu regardes assez longtemps, les brèches apparaissent et révèlent que cette réalité est une construction, une image qui recouvre en permanence les différences de vie, de classe, de race, en faisant semblant d'intégrer tout le monde au pays du rêve capitaliste. Alors, dans cet état de conscience altéré, les choses deviennent très étranges.