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Libération
Critique

Amours de «Genèse»

Avec acuité, Philippe Lesage dépeint dans son second long métrage les troubles amoureux de trois adolescents, marqués par l’ambivalence, la cruauté et le désir. Pour «Libération», le cinéaste québécois évoque l’influence de ses souvenirs de jeunesse.
Guillaume (Théodore Pellerin) et sa demi-sœur Charlotte (Noée Abita), adolescents en quête de tendresse. (Photo Shellac)
publié le 9 avril 2019 à 19h36

Il grimpe sur les tables en classe, chante, ou beugle plutôt, fait le malin, le «baveux» dit-on au Québec. Guillaume, 16 ans, se distingue comme le petit tyran d'un collège de garçons, au charme agaçant, au verbe haut et à la réplique cinglante. Il n'aura pas toujours le dernier mot… Sa demi-sœur, Charlotte, déambule un peu plus loin, le long d'un autre chemin et d'une blessure amoureuse. Elle ouvre son horizon de rencontres, avide de s'épanouir ailleurs, danse à n'en plus finir, quitte à tomber en bout de piste sur les mauvaises personnes. Genèse se déplie en de nombreuses circonlocutions et balbutiements adolescents au diapason d'identités en pleine métamorphose. Mais que peut bien nous raconter (encore) un film sur l'adolescence aujourd'hui ? Il y a tellement eu de quatre cents coups plus ou moins bien assenés, de teen movies déversés à la pelletée, de jeunesses esseulées lovées dans nos grands et petits écrans (on pense aux cinq sœurs Lisbon chez Sofia Coppola), il y a eu et il y aura toujours le grand John Hugues, puis à jamais près de la mer les enfants de Rohmer… Mais voilà, peu impressionné, le second long métrage de fiction de Philippe Lesage - Genèse, comme une première promesse d'amour - nous détoure avec une délicatesse toute particulière les moindres sentiments bredouilles d'une jeunesse en quête d'affection, avec ses insécurités et ses audaces tête baissée. Violences de fratries masculines, baisers manqués, chutes et bravades, poursuites dans la nuit, de bar en bar, à la recherche d'un amant disparu.

Lesage nous présente une fresque adolescente effilée en trois parcours : celui de Guillaume, celui de Charlotte et celui du plus jeune, Félix, trois chemins séparés tout juste rapprochés par de subtils croisements. Mômes qui se seraient extirpés d'une page de J. D. Salinger (Guillaume lit la nuit l'Attrape-cœurs), jamais mutiques, ni trop statiques, les personnages de Genèse sont des électrons libres qui se cognent la tête un peu partout, surtout à leurs propres contradictions, tout en lâchant voire mâchant des phrases d'un romantisme malhabile : «On ne sait pas si on sera ensemble toute notre vie.» Ça nous fait frissonner, du coup, cette manière de déclamer sans filtre.

«Blessures accumulées»

«J'ai beaucoup d'admiration pour les personnages de Genèse car ils s'abandonnent à l'amour sans se méfier, et sans faire de calcul, nous raconte le cinéaste québécois de 42 ans, de passage à Paris pour accompagner la sortie de sa deuxième fiction, présentée l'année dernière au Festival international du film de Locarno. A travers cette manière dont ils se tiennent dignes, et en totale honnêteté par rapport à ce qu'ils vivent, il y a une leçon que je tire d'eux… Malgré les blessures accumulées, la peur d'être dépendant et de perdre le contrôle, il faut ne jamais abandonner la quête amoureuse.» Caractère amène empreint d'une douceur charismatique, Philippe Lesage hésite à parler d'influences - «ce terrain glissant» nous dit-il, biberonné d'abord à E.T. puis, adolescent, «à un cinéma plus violent», de Scorsese à De Palma en passant par Francis Ford Coppola, il fait ses études supérieures à l'European Film College au Danemark, en pleine effervescence du manifeste des cinéastes Lars von Trier et Thomas Vinterberg, le fameux Dogma 95.

Il n'est pas non plus étonnant d'apprendre que le cinéaste est un admirateur de Maurice Pialat, sans lui ressembler cependant. Les gamins à la moue boudeuse de Genèse, comme sortie d'un Gus Van Sant, ont le droit (et le temps) de bavarder et laisser tâtonner gestes et regards plus ou moins involontaires.

«Toutes ces influences sont passées dans mes sucs digestifs, transformées en quelque chose qui puisse porter mon propre désir de raconter l'amour et ses défis.» Lesage débute comme documentariste, avec entre autres C e cœur qui bat (2010) sur le milieu hospitalier, ou Laylou (2012) sur deux adolescentes de 17 ans durant un été et un instant charnière de leur vie. Avec les Démons en 2015, il réalise un premier long de fiction et précise son geste : Félix (l'acteur Edouard Tremblay-Grenier que l'on retrouve dans Genèse) est un préado de 10 ans en proie à de multiples angoisses. Sous la patine clinquante des images et l'afféterie d'une mise en scène tirée au cordeau, palpitent de sombres questionnements et secrets qui gravitent dans le cœur et autour de l'enfant : interrogations sur l'homosexualité, peur du sida, confrontations avec «de plus grands» qui troquent les pires histoires à base de serial killers et de pédophiles.

Vibrionne un monde tremblant d'une naïveté et d'une profonde cruauté. «Ecrire cette première fiction m'a vraiment réconcilié avec l'enfant que j'ai été. J'avais une vraie difficulté à explorer mon identité, à me comprendre, surtout au cœur d'institutions où les stéréotypes liés aux genres se retrouvent exacerbés.» Comme le collège de garçons où Lesage a lui-même été : «Il est facile de développer une honte liée à l'incompréhension de soi. Je me suis rendu compte plus tard que dans ce collège, nous étions parfois de petits fascistes en puissance. A admirer les forts, à mépriser la différence, la faiblesse. Pour s'en sortir, soit on adhérait aux équipes sportives, soit on devenait le petit tyran malin.»

Avec Genèse, il y a de ça : Guillaume, interprété par le troublant et tendrement excédant Théodore Pellerin (acteur aperçu aussi du côté de la seconde saison de The OA ou le récent Boy Erased de Joel Edgerton) tente de trouver sa place et déchiffrer son identité dans ce lieu régi par les hiérarchies et les places à saisir. Dans un aller-retour constant, il est le petit bully (brute) puis le bullied (harcelé), qui développe des sentiments de plus en plus forts envers son meilleur ami. «Ce qui m'intéresse dans la sexualité, c'est son mouvement. Pas sa fin en soi. Et cette quête, cette recherche peut se poursuivre éternellement, y compris pour moi.»

«Médiocrité masculine»

Mais le cinéaste canadien ne souhaitant pas non plus se complaire dans une approche trop nombriliste de la création, en plus d'exhumer quelques blessures passées, laisse place à des récits multiples, gestes de convoitise, rapports de pouvoir dont on lui a un jour rapporté l'existence. «Si l'on se retrouve avec un gros miroir en face de soi, on risque de ne plus accéder au reste du monde.» Genèse ne s'en porte que mieux : scindant la surface réfléchissante en trois destins, dont un féminin. La demi-sœur de Guillaume, Charlotte (Noée Abita, désarmante), a l'un des parcours les plus marquants - probablement car Lesage aurait plus de distance avec elle - la laissant in fine vivre et marteler le sol de ses pas hésitants. Elle traverse beaucoup de soirées, qui s'étirent, rentre la nuit à vélo, puis fait demi-tour, traque des fantômes, et trouve des monstres : «Il y a toute une médiocrité masculine autour d'elle. On essaye de l'étouffer, de lui retirer de l'espace, on la rabaisse, jusqu'à cet horrible moment qu'elle vit. Quand j'ai écrit le scénario il y a trois ou quatre ans, j'étais entouré de copines. J'ai compris qu'il y avait une femme sur trois qui avait été sexuellement agressée. Je me suis senti si bête de ne pas m'en être rendu compte avant. Il y a de l'autocritique là-dedans, sur l'image de "l'ami qui ne voit pas". Nous devons, nous les hommes, prendre conscience de ce mal.»

«Goût doux-amer»

Le long métrage de Lesage n'est cependant pas une leçon : «Je ne sais plus dans quelle critique, j'ai lu que le personnage de Charlotte était puni pour ce qu'il avait fait. Ça m'a horrifié. Comme si je voulais la punir. Ce sont les garçons autour d'elle qui la punissent.» Il lui arrive une chose affreuse, et l'image reste nette, bien douce, accueillante. Soudainement sous ses atours duveteux, Genèse nous inquiète un peu plus encore. On y trouvait des mains frôlées, ça sentait l'automne ou bien l'été, les larmes et les baisers. Le vernis craque. Lesage, comparé souvent à la va-vite dans les médias à son compatriote Xavier Dolan - «l'aspect autobiographique des films, l'exploration de la jeunesse et des sexualités, le côté fresque musicale aussi car j'utilise beaucoup de musiques, ce ne sont pas des comparaisons suffisantes pour nous enfermer dans de petites cases» -, batifole bien moins avec les stylisations intempestives et gimmicks parfois poussifs. Il laisse plutôt la caméra tourner, et le temps semble s'étirer, pour nous laisser voir vraiment tous ces ados et personnages. Ils ne sont pas là seulement pour «réagir» à des événements et stimulations extérieurs, mais également - et c'est encore mieux - pour laisser affleurer à l'écran ce qu'ils ont de densité intérieure, plus humblement : c'est-à-dire un peu d'abandon, un souffle en trop, une détermination qui s'épuise, mais ne rompt pas.

«Je crois avoir gardé ce quelque chose de l’œil patient du documentariste : en laissant décanter les sentiments et en traquant l’inattendu. J’agis en réaction envers ce rythme effréné que la vie nous impose déjà et qui n’a pas besoin en plus d’être exacerbé au cinéma, surtout sur cet âge adolescent qui paraît durer une éternité. Une fois adulte, le temps paraît s’étioler si vite… J’ai envie de redonner au spectateur le temps qu’il ne vit pas, ou qu’il oublie de vivre.»

Comme une dernière sommation, Lesage ajoute à Genèse un appendice «une coda, une variation sur un même thème». Revient Félix, l'enfant du premier long de fiction les Démons. Cette histoire paraît être un drôle d'addendum, on sent qu'un film vient de se terminer, on se trouve prêts, spectateurs, à se lever, après que le frère et sa demi-sœur se sont retrouvés blottis dans un lit, les rideaux fermés, «puis tombent les murs, vers quelque chose de plus joyeux». Une diversion ? Amourette plus frêle dans un camp de vacances, «au goût doux-amer», ce petit ajout ou baiser volé en plein été, semble nous rappeler que même au cinéma il ne faut pas relâcher trop vite l'attention. Lesage, avec Genèse, a fait ce film d'adolescent-là, qui nous dit que la quête peut encore et toujours se poursuivre, et les manières de l'approcher sont infinies à décliner.