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Libération
Disparition

Anémone est morte, le Père-Lachaise est une ordure

L’actrice s’est éteinte mardi à 68 ans. Libre et têtue, elle aura incarné comédies populaires et œuvres d’auteur plus radicales sans jamais se renier.
Anémone, en 1984. (Photo Laurence Sudre. Leemage)
publié le 1er mai 2019 à 18h12

«Appuyez sur le bouton…» Pour la plupart elle restera Thérèse et pourquoi pas, sublime vieille fille consolatrice des cœurs en détresse qu'elle poussait au suicide par maladresse. Si Le père Noël est une ordure est le plus réussi des films du Splendid c'est à coup sûr parce que c'est le seul dont elle était. Alors oui elle ne semblait jamais loin de s'énerver, de s'agacer, de se mettre en colère, Anémone, fébrile, pétulante et pressée. Face à Thierry Lhermitte donc, dans le tube de Jean-Marie Poiré, conçu par toute la troupe des Balasko, Clavier, Jugnot, Chazel… à la scène puis à l'écran (1982). Ou lors de sa prestation à la cérémonie des césars, recevant le premier prix d'interprétation pour un rôle qu'elle n'aimait guère, dans le Grand Chemin (1987), signé d'un réalisateur qu'elle accusait de l'avoir traitée mal et pas payée. Le personnage Anémone se pose là, femme impérieuse, d'exubérance joyeuse et maussade. Son excentricité était d'une timidité conquise.

Anémone, à qui les Maïwenn, Noémie Lvovsky ou même Rossy de Palma doivent beaucoup, était un peu notre Patti Smith à nous, à la française ; avec Philippe Garrel à la place de Mapplethorpe, qui fit d'elle un portrait (elle avait 17 ans et lui 19) dont le titre devint son nom (Anémone, 1968) : «On a tourné ça en cinq jours pour la télé : l'histoire d'une jeune fille bourgeoise qui se barrait, c'était un peu godardien. Après, la télé n'a pas voulu le diffuser, alors, un dimanche, on a fait un casse pour voler les bobines. On était des galopins quoi !» se souviendra-t-elle dans Gala en 2014. Avec pour poésie en prose, punkette électrique, le Quart d'heure américain (1982, la meilleure des bonnes comédies qu'elle tourna à la grande époque) et Le petit prince a dit comme grand écart négocié entre l'hilarité populo et les larmes ravalées. Vulgaire toujours, et grossière si on avait la bêtise de s'en offusquer.

Elle en imposait tout de suite, c'est ainsi avec les filles qui ont du bagout. Elle jouait d'un charme inquiet issu de sa naturelle drôlerie, que son rôle fût de premier plan ou apparition secondaire. Dans I Love You de Marco Ferreri (1986), à un Christophe Lambert en playboy archimyope, amoureux d'un porte-clés, elle jette à la tête un poupon baigneur de plastique, puis balance avant d'aller prendre son train : «Tu m'accompagnes pas hein, j'ai pas envie de te voir pleurer sur un quai de gare !» Et elle part, comme elle est partie des suites de cette «longue maladie», le cancer de la fumeuse invétérée qu'elle était, ce 30 avril 2019 à l'aube, à Poitiers – sans envie de nous voir pleurer sur le quai.

Or dans la repartie ferrerienne, tout est dans le «hein». Anémone a haussé l’art du «hein !» à un niveau insoupçonné, ponctué d’une manière qu’elle a transplantée des années 30 ( le «hein !» de Gabin) aux années 80 ( le sien) avec une fougue cocasse et cocardière. Il en va de même de ce nom de scène choisi, subsistance d’un temps où les actrices avaient des noms de fleurs et les comédiens juste un patronyme. De Florelle à Carette, de Capucine à Bourvil, à Raimu ; ou comme la Garance des Enfants du paradis interprétée par Arletty qui la fascinait à juste titre, et qui ne s’appelait pas plus Arletty que Mistinguett ne s’appelait Mistinguett – de cette tradition en fleurs, il y a aussi et toujours Rosette, la rohmérienne magnifique. Et ce «hein», elle le disait avec cette voix, reconnaissable entre toutes, cet éraillement gouailleur qui partait dans les aigus et restait dans les graves, de fumeuse aérienne et de pragmatique fantasque, voix de poitrine et voix de tête mêlées, voix sibilante comme une roue de bicyclette légèrement dégonflée, qui restera unique.

Désobéir

Née en 1950 à Paris (les villes en général, elle détestait), Anne Bourguignon s’est trouvé une voix et une renommée par une absence têtue de suite dans les idées, salutaire. Mélange de modernité et de désuétude, de libération cancre et d’insolence, de naïveté aussi, confiance effrayée qui lui aura joué des tours. Père psychiatre, enfance germanopratine, écoles et instituts catholiques dont elle se faisait renvoyer avec constance – cette ténacité (à se barrer) dont elle était si fière –, Anne Bourguignon a eu le parcours sans faute de l’enfant de la bourgeoisie libre-penseuse que sa famille incite à larguer les amarres. Obéissante à désobéir en quelque sorte.

Anémone ne gardait de bons souvenirs d'à peu près rien sauf de la révolution, à laquelle elle crut fermement. Les années 60 furent pour elle une révélation, une folie, une liberté absolue, avec la bande des Marc'O, Jean-Pierre Kalfon, Philippe Garrel donc, ou Pierre Clémenti. Ça s'est terminé «quand on a compris qu'il n'y aurait pas la révolution, et que le couvercle pompidolien est retombé sur la marmite». Elle se barre encore, New York et une autre bande, Warhol, les lofts new-yorkais, LSD et rigolade («on se déguisait en Indiens»). Quand l'héroïne s'invite à la fête elle refuse de sombrer dans la défonce et s'échappe pour en réchapper une fois de plus. Elle revient en France, suit des cours de théâtre chez Hossein, jusqu'à ce que Coluche la remarque et l'embarque dans son équipée, puis celle du Splendid. La célébrité lui tombe dessus : Viens chez moi, j'habite chez une copine, Ma femme s'appelle reviens, Le père Noël : en un an tout change. «A partir du moment où j'ai été connue, j'ai surtout fréquenté des crétins qui roulent en Mercedes et des banquiers dont la femme choisissait les scénarios.» Et puis ses potes pseudo-splendides l'ont arnaquée en se constituant en société anonyme sans l'en avertir : jamais elle ne touchera de droits pour Le père Noël. Elle se casse. Au Cachemire. «Reviens», elle s'appelle.

Arrive la mode du «contre-emploi». Deux ans après Coluche et Tchao Pantin, Anémone est castée par Michel Deville pour un rôle plus mémorable que le film lui-même, Péril en la demeure (1985), son premier «dramatique» comme on dit, de boiteuse voyeuse, grand second rôle opaque, dont il était difficile de discerner la part de jeu pervers et d'amour infirme. Nommée alors, pour le césar du second rôle. De populaire elle devient «sérieuse». Après quoi, son caractère et sa réputation acariâtre alliés à sa misanthropie grandissante à mesure de ses désillusions artistiques et politiques – elle l'écologiste de la première heure, et l'économiste autodidacte atterrée (elle fut tôt membre d'Attac) –, l'ont bon gré mal gré rendue plus rare sur les plateaux et les planches (mais il y eut sa fidélité à Roger Planchon). Elle continua à faire ce qu'elle faisait le mieux, à revenir à répétition. Pourvu que ça lui parût en valoir la peine, le coup, le déplacement.

Sans réconcilier

C'est alors qu'elle tint des rôles uniques, plus secrets, à son image anxieuse et joyeuse, nos préférés d'elle. Celui de Pas très catholique en détective fofolle chez Tonie Marshall bien sûr, des Baisers de secours en beau retour à Garrel. Mais aussi et surtout, deux rôles indélébiles : celui de la créatrice de mode stanwyckienne à tomber pour laquelle Simon de La Brosse se meurt d'amour dans le sublime Après après demain de Gérard Frot-Coutaz (1990), puis de la mère comédienne qui apprend dans les coulisses d'un théâtre en Italie que sa fille est atteinte d'une tumeur au cerveau, condamnée, et qui s'affaisse par un effondrement de toute l'âme dans un des plans les plus poignants jamais vus : Le petit prince a dit, le si beau film de Christine Pascal (1992).
La France d'Anémone, durant près de soixante ans et sans réconcilier personne, trace un lien précaire entre des mondes et des cinémas qui se font éternellement la gueule. Lien en pointillé, de chicanes et de zigzags, entre un cinéma populaire de droite cynique et rigolarde, et un cinéma d'auteur tendance anar, poseur ou plus léger. De Coluche à Garrel, des Leconte, Poiré, Galland, Leterrier, et la comédie giscardienne (président dont elle avait le prénom homophone de l'épouse, Anne-Aymone, ça devait la faire rire, elle l'ex-bourgeoise indomptée), à des choses plus éparses, aigres-douces, films où elle tire toujours son épingle du jeu. Chez Deville et Hubert donc, Claude Lelouch, et plus récemment pour le meilleur chez Riad Sattouf (en générale dans Jacky au royaume des filles) ou le trop méconnu Malik Chibane. De la troupe du Splendid à l'aventure de la société de production Diagonale où œuvrèrent Jacques Davila, Gérard Frot-Coutaz et Tonie Marshall, Anémone peut revendiquer appartenir à tous les mondes possibles, c'est-à-dire à aucun. Nomade, éternelle pièce rapportée rétive qui traversait chaque salon et ses mondanités sans s'attarder trop.

Moche et belle, antilope au regard de velours dont elle accentuait la fausse naïveté, les yeux grands ouverts, comme font les concierges sur le seuil de leur loge étonnés qu'on les sonne. A la fin d'Anémone, le premier film, elle psalmodiait «j'ai peur j'ai peur» répété cent fois… Il y avait de l'extravagance apeurée chez elle. De la flemme et des chocottes. Un trac immense avec trop de gaîté pour se pourrir la vie avec ça, d'où l'inquiétude maussade et cette façon de regarder son partenaire à deux fois avant de décider s'il en valait la peine, de lui adresser la parole, ou pas.