Les plus beaux plans de la Cordillère des songes de Patricio Guzman ne sont pas ceux qui ouvrent le film, panoramiques de la chaîne de montagne chilienne filmés d'avion et montés au son d'une musique grandiloquente. Non, juste après, un plan fixe tourné dans le métro de Santiago reproduit la même Cordillère, peinte sur une large fresque, qui orne un quai et devant laquelle les wagons dégorgent des passagers qui ne lui jettent pas même un coup d'œil. Les montagnes sont là et pas là, plus évocatrices en reproduction qu'en vrai, indépassables et muettes.
C'est le genre d'idée de cinéma qu'on aurait espéré retrouver au long du documentaire, où à sa manière récente, le Chilien, exilé en France depuis le coup d'Etat de Pinochet mais indéfectible chroniqueur des destinées de son pays (la Bataille du Chili, le Cas Pinochet…) a cherché à lier observation géographique et histoire nationale. Hélas, la métaphore n'opère pas, car on peine à voir ce qui unit les réflexions qu'inspirent au cinéaste et à diverses autres personnalités ces reliefs, et la part la plus intéressante du film, à savoir le long et passionnant hommage rendu au travail de Pablo Salas.
Documentariste qui a fait le choix de ne pas quitter le Chili en 1973, Salas n'a jamais cessé de tourner ni de documenter les violences policières et manifestations citoyennes - Guzman interrogeant en creux ce qu'aurait pu être sa destinée à lui, s'il était resté. La Cordillère des songes fait une large place aux archives de Salas (mais ne peuvent les épuiser, il y en a pour des milliers d'heures), et l'une des choses les plus sidérantes à observer, aujourd'hui, est peut-être la liberté totale avec laquelle il semble avoir filmé. Pourtant, sous l'une des pires dictatures que l'Amérique du Sud ait connu, il ne se trouve pas un flic pour reproduire ce geste ultra-contemporain, et désormais trop commun, de masquer l'objectif.