«On ne fait pas ça pour être beau… Ben non, ce n'est pas ça, le cinéma.» C'est ce qu'affirme à l'aurore du mois de mai parisien l'actrice-réalisatrice-scénariste-productrice Hafsia Herzi. Et pourtant, elle, elle est belle dans le petit matin pluvieux. Déboulée comme une enfant tombe de son lit, en jogging-baskets confortables, la jeune femme, corps de collégienne à un peu plus de 30 ans, est une apparition dans ce café de Belleville. Le bistrot est un prolongement de son appartement, on dirait qu'elle sort de la cuisine, elle est ici chez elle. «Ça va, toi ?» souffle-t-elle au serveur. Dans ces murs, elle a tourné avec le patron, dans son propre rôle, Belleville est son village. Elle indique un très bon couscous dans le quartier.
Cascade de cheveux noirs qu'elle jette de côté, regard charbon de souris mélancolique, Hafsia Herzi nous offre son profil délicat de miniature orientale et regarde souvent au loin : l'horizon où elle puise sa détermination. Elle est à Cannes pour deux films : Mektoub My Love (Intermezzo) d'Abdellatif Kechiche, douze ans après leur triomphe commun avec la Graine et le Mulet. Elle a suivi un joli parcours d'actrice depuis, et tourne en ce moment avec Sylvie Verheyde. Dans le premier volet de Mektoub My Love (Canto Uno), elle jouait une tante ultrasex, rien à voir avec la jeune femme naturelle que l'on a sous les yeux et qu'elle met en avant dans son propre film : «Trop d'artifice cache l'émotion.» Car la Semaine de la critique l'a sélectionnée pour son premier long métrage en tant que réalisatrice, Tu mérites un amour (lire page VI), rondement mené à la seule force de sa volonté, sans financement. Elle y a tout fait, même la cuisine, tellement investie qu'elle était «comme une folle». Elle a très peur de se faire «huer» à Cannes.
«Maladie du cœur»
Un matin de juillet, elle s'est réveillée, illuminée. Littéraire, très bonne élève à l'école, première de la classe en récitation (déjà une façon de «jouer la comédie»), lectrice éclectique (Rimbaud, Frida Kahlo - qui a beaucoup souffert en amour et qui inspire son film - mais aussi Marivaux, Nadir Dendoune et Riad Sattouf - «un grand artiste»), elle avait écrit un scénario - son occupation dans les périodes d'inactivité -, qu'il fallait tourner coûte que coûte. A coups de petites phrases qui se perdent dans son café, elle raconte pourquoi elle a filmé un chagrin d'amour avec tant de justesse, sans fard pour les bleus à l'âme et les cernes à l'écran. Du vécu ? «Bien sûr, il y a toujours une part autobiographique dans ce qui nous inspire», répond-elle, sans se livrer. «L'amour est une question compliquée à laquelle il n'y a rien à comprendre. J'ai vu des gens souffrir par amour et ne pas s'en remettre. Tout le monde est passé par là.» Pour Hafsia Herzi, la «maladie du cœur» est ce qui nous relie tous secrètement, comme une chose honteuse dont on ne parle pas. «Mon film porte un message. J'ai voulu dire : vous n'êtes pas seuls.» Une phrase confiée un jour l'a aidée : «Tu sais, on n'en meurt pas sinon on serait déjà tous morts.» Hafsia de Marseille s'est inspirée de sa vie parisienne : «A Paris, quand est seul, on est seul. On n'a pas la mer. On n'a pas le soleil.» Elle ne fréquente pas les réseaux sociaux, ni les supermarchés de l'amour, juste Instagram.
Son film n'aurait pu se passer dans les quartiers Nord marseillais, où elle a grandi - elle a deux frères et une sœur -, car «là-bas, les gens sont plus ensemble». Dès qu'elle peut, elle descend voir sa mère qui l'a élevée seule en faisant des ménages (son père est mort quand elle était enfant). «En quittant Marseille, je me suis soudain rendu compte d'où je venais. Là-bas, les gens sont abandonnés. C'est la misère. Les enfants sont perdus dans des familles monoparentales.» Avant Tu mérites un amour, elle voulait tourner Bonne Mère, une histoire inspirée de sa mère. Le projet est en suspens. En repérage dans le XIIIe arrondissement marseillais, elle a entendu des coups de feu. Dans son enfance, il n'y avait pas cette violence. Elle s'en est sortie grâce à sa mère, qui s'est abîmée à la tâche : «Ces femmes-là n'ont pas le choix, elles s'oublient en tant que femmes.» Hafsia croit à sa «bonne étoile» et se voit un jour «mère poule».
«Chance»
La réalisation, une «pulsion» incontrôlable, a été comme une drogue. «Réalisateur, c'est atroce, on a trop de pression. C'est comme un secret caché, intime qu'on dévoile.» Dans les moments de doute, elle est allée voir «Abdel», qui a ses bureaux dans le quartier. Kechiche ? «Un père pour moi, je le respecte beaucoup, il m'a donné ma chance. Quand je l'ai vu sur le tournage de la Graine et le Mulet, je me suis dit : je vais faire comme lui.» Un modèle aussi : elle a voulu jeter ses images à la poubelle quand elle a vu Mektoub. Elle défend Kechiche jusque dans les controverses qui l'entourent : «Tout ce qu'on a dit sur lui, c'est n'importe quoi.» Le cinéaste lui a donné un conseil qui l'a débloquée : «Il n'y a pas de règle en cinéma. Ecoute ton cœur.» C'est ce qu'elle a fait : écouter vaillamment les cœurs brisés.