Il y eut d'abord le cas de l'actrice sud-coréenne Jang Ja-yeon, découverte pendue. Dans une lettre retrouvée après sa mort, la jeune femme a raconté son calvaire, forcée par son agent à négocier castings et contrats contre des rapports sexuels. Il y a aussi l'histoire de cette Coréenne contrainte de caresser le sexe d'un acteur sur un tournage, tout cela sous le regard du réalisateur qui finit par la gifler. Et puis, il y a encore cet énorme fait divers taïwanais : le suicide d'une jeune romancière qui raconte dans un livre le cas d'une fille violée par son professeur - la jeune femme du livre, apprend-on à sa mort, c'était elle. Toutes ces victimes du sexisme en Asie, de la complicité d'hommes qui jouissent de la souffrance et des humiliations faites aux femmes, se sont imbriquées dans le personnage de Nina Wu, héroïne éponyme du film de Midi Z, Taïwanais d'origine birmane. Mais la véritable architecte de Nina Wu, présenté dans la section Un certain regard en sélection officielle, c'est Wu Ke-xi, l'actrice qui lui prête sa silhouette, également scénariste du film. Un projet qui s'est imposé à elle à la suite de l'affaire Weinstein.
«Risque»
Tendant une main aux os de volatile si fins qu'ils pourraient craquer, Wu Ke-xi prolonge l'instant en vous regardant droit dans les yeux. Moment surréaliste… Elle ne vous lâche pas avant d'être sûre de vous avoir attrapée dans ses filets. Il est 10 heures du matin, l'actrice-scénariste taïwanaise est déjà la plus belle pour aller danser, sur cette terrasse lounge aux couleurs vulgaires qui jurent avec sa grâce. Sertie dans un chemisier transparent à paillettes, elle est obligée de plier son corps ultramince pour venir poser une demi-fesse sur un inconfortable coussin au ras du sol. Pouf, c'est une grande professionnelle : l'acrobatie menée sur hauts talons ne lui pose aucun problème. «Les conséquences de l'affaire Weinstein à Taiwan n'ont pas été aussi fortes qu'à Hollywood. Nous vivons dans une société très conservatrice. A Taiwan, c'est encore vécu comme un risque si une femme dit quelque chose à propos des abus qu'elle a subis. C'est toujours la faute des femmes», explique Wu Ke-xi dont les mots semblent sortir de ses yeux noirs. «J'ai écouté les voix des victimes, j'ai enquêté sur elles, j'ai lu beaucoup d'interviews, poursuit la scénariste. J'ai aussi été très inspirée par les actrices et réalisatrices qui prenaient la parole pendant #MeToo pour créer quelque chose de nouveau. Plus elles parlaient fort, plus j'ai été inspirée. Je me suis mise à écrire mon propre scénario.»
Wu Ke-xi n'en est pas à son premier script : elle en avait déjà écrit un sur une actrice à la poursuite de ses rêves, qu'elle avait mis de côté, «trop timide» pour le faire lire. A l'origine de Nina Wu, il y a aussi son vécu. Jeune comédienne, elle obtient un premier rôle dans un spot publicitaire et se risque à poser une question au réalisateur sur le type de plan qu'il veut filmer. Elle ne récolte que moqueries ; pire, elle subit une scène d'humiliation terrible où l'acteur et le réalisateur se mettent à la gifler avec une poignée de billets de banques en lui disant : «Tu as un sourire lascif, parce que tu trouves que c'est un putain de truc jouissif», le tout devant une équipe de tournage coite et médusée. Cet avilissement a modelé Nina Wu.
Clown
Grâce au cinéaste Midi Z, elle a enfin trouvé le bonheur devant la caméra. Petite-fille d'un général du KMT (Kuomintang) tout comme Midi Z est fils d'un soldat du Kuomintang, les deux se sont rencontrés à l'école où Wu Ke-xi étudiait le turc («J'étais curieuse et ouverte au monde») tandis que Midi Z suivait une formation de design visuel. Elle a tourné avec lui Ice Poison (2014), Adieu Mandalay (2016) et l'a suivi en Birmanie où elle a vécu plusieurs années, en se changeant en femme birmane pour y apprendre la langue. Petite, Wu Ke-xi, qui rêvait d'être actrice, a été vivement traumatisée par le clown McDonald qui l'a un jour invitée à monter sur une scène : elle s'en est voulu longtemps de ne pas avoir su danser, chose qu'elle a su très bien faire plus tard en apprenant le hip-hop. Dans sa carrière, avant le cinéma, elle pratique le théâtre expérimental dans une petite troupe en jouant pour des enfants. En évoquant son interprétation du Petit Prince sur les planches - dans le film Nina Wu, il est aussi question d'une pièce autour du livre de Saint-Exupéry - , l'émotion l'envahit et une larme coule sur sa joue poudrée. On ne comprend pas trop pourquoi un si petit bonhomme la touche autant. Pour combattre le sexisme dans le cinéma et ailleurs, elle recommande aux femmes de suivre leurs passions et de créer leurs propres opportunités : «Il ne s'agit pas d'écrire un scénario pour se voir jouer dedans. Il s'agit de se mettre à écrire car, en écrivant, on en apprend plus sur soi et sur le cinéma.» Prendre la plume, mesdames, voilà la liberté.