La dictature et les années de «guerre sale», la complicité d'une classe sociale qu'elles ont avantagée ne sont plus en Argentine tant un refoulé qu'il s'agirait de faire ressurgir grâce aux films qu'un quasi-lieu commun de son cinéma, et ce depuis 1985 et la sortie de l'Histoire officielle de Luis Puenzo. En l'espace de quelques mois, deux longs métrages, signés de deux jeunes cinéastes, s'y sont attaqués en s'intéressant non pas aux années de la junte mais aux mois qui ont précédé le coup d'Etat militaire : l'Ange, de Luis Ortega, de manière plutôt oblique, et Rojo («rouge»), troisième film de Benjamín Naishtat, passé en France par le Fresnoy, aux intentions plus lisibles.
Eclipse
Sa charge de dénonciation sociale n'y est aucunement un mystère. Ce qui surprend en revanche, c'est sa forme qui mêle hommage léché aux polars des années 70 (un peu trop appuyé) et embardées scénaristiques ménageant des séquences assez folles, dont une superbe éclipse qui aura pour effet de baigner tout l'écran de rouge. Ce rouge, c'est au choix celui du communisme qui affole les bonnes gens d'Argentine ou celui du sang qui s'apprête à être versé. En tout cas, il empêche tout le monde de bien voir, et là se trouve le sujet de Rojo : la facilité avec laquelle tout un chacun s'aveugle ou choisit de regarder ailleurs, y compris les spectateurs, tout au plaisir pris à quantité d'à-côtés (une conversation avec une vieille prenant confortablement le soleil dans le jardin d'une maison de «disparus», un numéro d'illusionniste dans une boîte de nuit où une femme s'évapore avec une déroutante facilité) sans toujours en saisir les tenants et les aboutissants. L'intrigue part un peu dans tous les sens, l'absurde et le burlesque le disputent au tragique, mais ce qui empêche Rojo de tomber dans les travers grossiers, disons, de certains films des frères Coen, c'est l'empathie dont il fait preuve envers chacun de ses personnages, y compris son antihéros tortueux et salaud, un avocat et notable de province, Claudio, incarné par Dario Grandinetti.
Rojo s'ouvre avec deux scènes impeccables et complémentaires : un long plan fixe, au comique muet, sur des personnages sortant un à un d'une maison, les bras chargés d'objets et de vêtements (on comprendra plus tard pourquoi), puis son contraire, une altercation déboussolante dans un restaurant bruyant, dont la lente et angoissante montée en puissance nous placera tantôt d'un côté de l'affrontement, tantôt de l'autre, d'abord celui de Claudio, puis celui du jeune énervé qui veut lui prendre sa place à table, et contre qui l'avocat se retourne avec un minutieux sadisme. Ce rapport de force, cette violence rentrée, qui accouche ce soir-là d'une tragédie, se déploieront par la suite dans quantité de tranches de vie quotidienne (deal véreux s'accommodant d'abus de pouvoir morbides, rivalité adolescente qui prend tous les atours d'une lutte des classes) afin que le crime commis à l'origine prenne une teneur politique dépassant de loin la médiocrité d'un seul homme, pour en faire un symptôme de ce qui facilitera l'arrivée au pouvoir des militaires.
Moustaches
L'étrange personnage d'un détective de série télé débarquant tardivement au cœur de l'intrigue, tel un bien givré confesseur du Vatican, mettra en lumière un point trop souvent passé sous silence : la peur panique, baignée de religiosité, d'un péril rouge menaçant l'Argentine, qui plaça étrangement les forces soutenant les escadrons de la mort du côté du bien, en tout cas aux yeux d'une immense partie de la population. Tout cela, Rojo le raconte en appuyant à fond sur les zooms et les ralentis, le montage nerveux et les grosses moustaches, mais avec une louable absence de didactisme, le film préférant miser sur une étrangeté plus efficace.