«Pour Gerald et Sara, tant de fêtes» : il y a de la nostalgie, comme un parfum de champagne et de soirées d’été, dans cette courte dédicace qui ouvre Tendre est la nuit, le quatrième roman de Francis Scott Fitzgerald. A sa parution, en 1934, le livre reçoit un accueil mitigé. Avant de devenir, bien des années plus tard, un roman culte, l’un des classiques de la littérature américaine. L’intrigue en est bien connue : Rosemary Hoyt, une jeune actrice de Hollywood, se rend sur la Côte d’Azur en 1925. Elle y fait la connaissance d’un couple d’Américains, Nicole et Dick Diver, qui vont l’entraîner dans une lente dérive du paradis vers l’enfer. Dès les premières pages, Rosemary est fascinée par les Diver. Un couple visiblement «heureux d’être ensemble», remarque-t-elle. Lui, doté d’«yeux d’un bleu intense, presque blessant» , faisant preuve «d’une exquise politesse» , «donnait aux gens l’impression d’avoir pour eux des attentions particulières». Elle, avec sa «coiffure de chow-chow», qui «moussait comme une écume d’or», affichait un visage «sévère, émouvant et superbe».
Fitzgerald ne l’a jamais caché : Nicole et Dick Diver sont largement inspirés de personnages réels. Comme le furent d’ailleurs presque tous les héros de cet écrivain, ancré dans son époque, celle de l’entre-deux-guerres, dont il décrira si bien la nonchalance trompeuse et l’inéluctable cruauté sociale.
C'est d'abord dans le miroir de sa propre vie que Fitzgerald, véritable écorché vif narcissique, trouve de quoi nourrir les intrigues qu'il couche sur le papier. Parfois laborieusement : neuf ans séparent ainsi Gatsby le magnifique de la publication de Tendre est la nuit. Mais, alors qu'il se trouve dans une de ses pannes d'inspiration qui tourmentaient si souvent ce jeune romancier avide de succès et de reconnaissance, voilà qu'il réalise un jour que les protagonistes de sa prochaine intrigue pourraient finalement se trouver tout près de lui : ses amis, Gerald et Sara Murphy, ne constituent-ils pas d'excellents modèles pour un roman ? Scott Fitzgerald n'est pas le seul à avoir été subjugué par les Murphy, couple atypique de rentiers américains, héritiers de riches familles de la côte Est, passionnés d'art et de culture. Gerald deviendra même un peintre de qualité tout à fait honorable, remarqué en son temps, juste après leur installation à Paris en 1921. Deux ans plus tard, ils découvrent la Côte d'Azur, qui deviendra leur lieu d'ancrage, où séjourneront leurs célèbres amis. Ils sont nombreux.
Dîners et fêtes mythiques
Dès leurs premiers pas dans la capitale française, Sara et Gerald deviennent les intimes des peintres Pablo Picasso et Fernand Léger, d'écrivains américains en exil comme John Dos Passos ou Ernest Hemingway, mais aussi des auteurs français Jean Cocteau et Raymond Radiguet, et encore du compositeur Igor Stravinsky et de l'impresario de ballet Serge de Diaghilev. Mariés depuis 1916, les Murphy, qui débarquent en France avec trois enfants en bas âge, n'ont pourtant rien d'un duo déluré. Leur vie de famille, à laquelle ils accordent une grande importance, les tient même à l'abri des excès de la vie de bohème des années 20. Mais tous leurs proches louent leur générosité, leur gaieté, et plus encore ce talent si particulier qu'ils déploient pour transformer chaque instant de l'existence en un moment unique, joyeux, dans une communion partagée. «Ils dépensaient leur argent avec élégance et profusion. Personne n'organisait de soirées plus amusantes», note Dos Passos dans un recueil de souvenirs, opportunément intitulé la Belle Vie. Leurs dîners, leurs fêtes deviennent vite mythiques. Comme cette soirée sur une péniche en juin 1923, dont le souvenir ensorcellera longtemps tous les convives. «Depuis le jour de ma première communion, c'est le plus beau soir de ma vie », s'exclamera Cocteau. «Ce ne sont pas spécialement les fêtes qui incarnaient la gaieté de l'époque , nuancera Sara bien des années plus tard. Il y avait une telle affection entre nous. Nous aimions nos amis et nous voulions les voir tous les jours. C'est ce qui arrivait, nous étions tous si jeunes.»
Ce même été 1923, les Murphy séjournent pour la première fois sur la Côte d’Azur, à l’époque pourtant désertée pendant la saison estivale. Ni la chaleur ni le bronzage ne sont alors à la mode. A partir de juin, la côte méditerranéenne se vidait de sa clientèle huppée qui migrait vers les plages normandes. Les Murphy sont, eux, émerveillés et persuadent le propriétaire de l’hôtel du Cap à Antibes de garder quelques chambres ouvertes. Ils sont bientôt rejoints par Picasso, sa femme Olga et la mère du peintre. Ce fut un été fabuleux, passé à nager dans les eaux cristallines qui bordent des plages encore sauvages, dans une atmosphère de farniente hédoniste dont personne ne soupçonnait alors ni le plaisir ni même la possibilité.
Gerald et Sara Murphy sur la plage du cap d'Antibes à la fin des années 20. Ils séjourneront sur la Côte d'Azur de 1923 à l'été 1929. Photo Granger. Bridgeman Images
Dès ce premier été à Antibes, Sara et Gerald décident d'y acheter une maison entourée d'un vaste jardin luxuriant, rebaptisée «villa America». Ce sera la «villa Diana» du roman de Fitzgerald : «Il y avait de petites lanternes accrochées aux figuiers, une immense table, des chaises en osier, et une large ombrelle comme on en voit sur le marché de Sienne, le tout groupé autour d'un pin énorme, l'arbre le plus impressionnant du jardin.» Bientôt, les Murphy y passeront une grande partie de l'année, et comme leur présence attirera tous leurs amis, la mode des vacances estivales dans le Sud sera vite lancée.
L'été 1924, ils sont encore logés à l'hôtel du Cap en attendant la fin des travaux dans leur villa, lorsque les Fitzgerald, Scott et son épouse, Zelda, font leur entrée dans ce tableau idyllique. Les deux couples se sont rencontrés quelques mois plus tôt à Paris. Dès le départ, l'apparition des Fitzgerald dans ce paradis méditérranéen a des allures de coup de tonnerre. Un soir, Scott, paniqué, réveille Gerald et Sara : Zelda a avalé une importante quantité de somnifères ! Pour éviter un sommeil fatal, ils la feront marcher toute la nuit dans l'hôtel silencieux. «Pour les Murphy, c'était le début de nombreuses expériences liées à la soif d'autodestruction des Fitzgerald», notera le journaliste Calvin Tomkins, l'un des biographes des Murphy (1). Sara tente-t-elle de raisonner Scott et Zelda, qui ont pris l'habitude de plonger le soir, ivres morts en habits de soirée depuis des rochers vertigineux ? «Mais Sara, tu ne le sais donc pas ? Nous ne croyons pas en la préservation», rétorque la femme de Scott.
Une dizaine d’années les séparent, mais les deux couples ont, en apparence, fui l’Amérique pour les mêmes raisons : une attirance pour l’effervescence que représente alors la France, et singulièrement Paris, dans les années 20. Reste que Gerald et Sara veulent aussi s’affranchir de la pesanteur familiale, leurs parents ayant été opposés à leur mariage malgré leurs fortunes respectives, et souhaitent vivre dans un pays moins emprunt de bigoterie à l’heure où la prohibition s’impose outre-Atlantique. De leur côté, Scott et Zelda avaient déjà une renommée sulfureuse, ponctuée de suites d’hôtels dévastées à New York, et une vie commune propice au chaos à Long Island, ce qui les incitait peut-être à se refaire une virginité ailleurs.
Addiction frénétique à l’alcool et provocations
Ce ne sera pas tout à fait le cas : au cours des cinq étés que les Fitzgerald passent aux côtés des Murphy, louant le plus souvent une villa avoisinante, leurs frasques font sensation. Zelda se jette du haut d’un escalier lors d’un dîner à Saint-Paul-de-Vence, furieuse de voir Scott accaparé par la danseuse Isadora Duncan. Un autre soir, les deux s’endorment de retour d’une soirée, sur une voie ferrée dans leur Renault, avant d’être sauvés in extremis par un villageois juste avant l’arrivée du train.
Leur addiction frénétique à l'alcool, les pousse à toutes les provocations. «Comme beaucoup d'ivrognes, Scott prenait un malin plaisir à embarrasser ses amis», note John Dos Passos. L'écrivain au visage d'ange gâche une soirée au casino de Juan-les-Pins en perturbant avec insistance les tables voisines. Un autre soir, le voilà qui jette une figue dans le décolleté d'une comtesse lors d'un dîner chez les Murphy, au cours duquel, après avoir brisé quelques verres, lui et Zelda, totalement ivres une fois de plus, iront ramper dans le potager avant de balancer des tomates sur les convives. Ce soir-là, ils seront proscrits : interdiction de remettre les pieds à la villa America pendant trois semaines.
On pourrait croire qu'il s'agit là d'un point de rupture définitif. «Les deux couples n'avaient pas grand-chose en commun à part l'intense affection qu'ils ressentaient les uns pour les autres», constate Calvin Tomkins dans un long article publié dans le New Yorker en 1962. «Ni Scott ni Zelda ne manifestaient le moindre intérêt pour l'art, la musique, le ballet», y rappelle-t-il, ajoutant que «les plus simples aspects de la vie des Murphy à Antibes, cette célébration des sens, n'avaient jamais attiré Fitzgerald qui remarquait à peine ce qu'il mangeait et buvait. Et restait aussi loin du soleil que possible.» Tout le contraire de Sara et Gerald en somme, qui avaient minutieusement organisé la vie dans leur paradis méditerranéen. «Chez les Diver, l'horaire de chaque journée avait été conçu, comme dans les civilisations les plus anciennes, pour profiter au maximum de tout ce qui s'offrait et savourer pleinement le passage d'une activité à une autre», apprend-t-on dans les premières pages de Tendre est la nuit.
Métamorphose un peu troublante
L'amitié est parfois une relation bien étrange, voire irrationnelle. Car au fond, malgré leurs différences, elle aura soudé ces deux couples de façon indéfectible, tout au long de leurs vies. «Il y avait des moments où il n'essayait pas de vous harceler ou de vous choquer, […] et, dans ces moments-là, vous pouviez voir la beauté de son esprit et de son être, qui vous comblait d'amour», dira Gerald à propos de Scott. Ce dernier a beau se montrer parfois réticent à embrasser les rituels hédonistes de ses amis, il n'en est pas moins fasciné par l'aura que dégage ce couple béni des dieux. «Scott, avec sa faculté d'adoration, se mit à porter un culte à Gerald et Sara, explique Dos Passos. Le couple doré que Scott et Zelda rêvaient de faire existait réellement. Les Murphy étaient riches. Ils étaient beaux. Ils s'habillaient avec brio. Ils connaissaient les arts. Ils avaient un don pour les réceptions. Ils avaient des enfants adorables. Ils avaient atteint le barreau supérieur de l'échelle humaine. C'était la Fortune personnifiée.»
En réalité, tous leurs amis les adorent, et certains plus que d'autres. Picasso sera soupçonné d'avoir nourri une véritable passion amoureuse pour Sara, dont il fera plusieurs croquis, l'imaginant parfois nue. Ce qui représente un défi assez audacieux aux conventions de l'amitié. Et il gardera, dit-on, toujours sur lui, jusqu'à sa mort, une photo la montrant à ses côtés sur la plage de la Garoupe, où ils improvisaient des apéritifs au sherry et des fêtes costumées. Ernest Hemingway ne sera pas en reste, s'affichant lui aussi en admirateur assumé de Sara. Mais «Hem» se montrera toujours beaucoup plus distant avec Gerald, dont la posture sophistiquée ne correspondait pas, semble-t-il, à sa conception de la virilité. Dans Tendre est la nuit, c'est en revanche Dick Diver, alias Gerald, qui dans les premières pages du roman, incarne, bien plus que sa femme, «la perfection même» et hypnotise la jeune héroïne : «Etre admis dans l'univers de Dick Diver était de toute façon une expérience inoubliable», s'exclame-t-elle dès leur première rencontre.
C'est au cours de l'été 1929 que Fitzgerald décide de s'inspirer ouvertement des Murphy pour un nouveau roman. Soudain, il se met à les harceler de questions, prenant sans cesse des notes, les yeux plissés et les lèvres pincées. Gerald et surtout Sara sont vite ulcérés par cette intrusion. «Scott, tu crois vraiment qu'il suffit de poser des questions pour savoir ce que sont les gens ? Tu n'y connais rien»,lui lance-t-elle lors d'un dîner. «Personne ne m'a jamais parlé comme ça ! Ose me répéter ce que tu viens de dire», s'écrie aussitôt Fitzgerald, vert de rage. Or, non seulement Sara réitère ses critiques mais, les jours suivants, elle le bombarde de notes, mettant en doute «l'idée d'avoir des théories sur ses amis», assénant que, même lorsqu'il s'agit de penser à Zelda ou à leur fille Scottie, il ne semble en réalité s'intéresser qu'à lui.
Dernier souffle du bonheur
Ce n'est pas totalement faux. D'ailleurs, Dick et Nicole ne sont les doubles de Gerald et Sara que dans la première partie du roman. Quand Dick succombe à la tentation de l'alcool jusqu'à s'autodétruire et que Nicole devient folle, ce sont bien Scott et Zelda qui soudain remplacent leurs amis, derrière les masques des Diver et s'imposent dans le récit. Cette métamorphose un peu troublante gênera toujours Gerald et Sara qui n'aimeront pas le livre. Même si Gerald admettra avoir été bluffé par la précision avec laquelle Fitzgerald retranscrit les détails de certaines conversations bien réelles. Après sa publication, Fitzgerald avait écrit à Gerald : «Le livre est inspiré de Sara et toi, et de mes sentiments à votre égard, la façon dont vous vivez. Et si la dernière partie évoque Zelda et moi, c'est parce qu'au fond nous sommes pareils.» Ce qui, d'après Tomkins, achèvera de convaincre Sara que «décidément Scott ne comprend rien aux gens». Ces querelles n'entament pourtant pas leur amitié. Et l'été 1929, au cours duquel s'est jouée cette étrange partition, n'en restera pas moins pour eux tous le dernier souffle d'un bonheur qui va bientôt s'évaporer.
Un autre roman s’esquisse alors, sans qu’ils en aient encore conscience. Les temps tragiques progressent en silence, et voileront bientôt le soleil de ces moments inoubliables. Aucun écrivain n’aurait pourtant pu imaginer combien leurs vies intimes vont se calquer sur les désastres qui frappent le monde.
Sara Murphy et Coco Chanel à la fin des années 20. Adoc Photos
A l'automne, au moment où se profile le krach historique de Wall Street, Zelda est internée en Suisse. Diagnostiquée schizophrène, elle sombre dans une folie de plus en plus intenable. En Suisse, Scott retrouve les Murphy, eux aussi installés près d'une clinique, où leur plus jeune fils, Patrick, a été hospitalisé en urgence pour une tuberculose sévère. Dans les Alpes où ils se croisent fréquemment, le destin des deux couples semble une fois de plus lié. Profitant d'une rémission inespérée du jeune Patrick, les Murphy retourneront brièvement à Antibes. Mais en 1934, l'année où paraît Tendre est la nuit, ils ferment définitivement la villa America. Patrick a fait une violente rechute et leurs finances sont menacées. L'entreprise familiale, qui a permis à Gerald d'assumer une vie insouciante, est en quasi-banqueroute. Les Murphy repartent aux Etats-Unis. Gerald reprend en main l'entreprise de son père et reste mobilisé au chevet de son fils cadet.
Pourtant, c'est l'aîné, Baoth, qui décède soudain en 1935, foudroyé par une violente méningite. Deux ans plus tard, Patrick s'éteint à son tour. Les deux anges blonds que Man Ray avait si souvent photographiés disparaissent brutalement, en laissant Sara, Gerald et leur fille, Honoria, dévastés de douleur. «Dans mon cœur, je craignais le moment où notre jeunesse et notre pouvoir d'invention seraient attaqués sur notre seul point faible : les enfants», écrira Gerald à Scott. Comme il semble loin le temps où il avait adopté comme devise de leur vie harmonieuse le dicton espagnol : «vivre bien est la meilleure revanche». Dans une autre lettre à Scott, juste après la mort de Baoth, Gerald avait révélé le trouble que lui inspirait cette accumulation soudaine de malheurs : «Je sais désormais que ce que tu affirmais dans Tendre est la nuit est vrai. C'est seulement la partie inventée de notre vie, la partie qui échappait à la réalité qui a exprimé un ordre et une beauté véritable. La vie réelle fait son entrée maintenant, elle a heurté, blessé, détruit.»
En 1940, âgé de seulement 44 ans, Fitzgerald meurt d'une crise cardiaque. Huit ans plus tard, en Caroline du Nord, Zelda, endormie sous sédatifs, décède lors de l'incendie qui détruit l'hôpital psychiatrique d'où elle devait sortir quelques jours plus tard. Gerald et Sara, eux, vivront encore longtemps, dans une discrétion absolue à Long Island. Seul ce roman qu'ils n'avaient pourtant guère apprécié à sa parution leur offre aujourd'hui une part d'éternité. Et rappelle le souvenir d'un temps où «midi régnait au ciel et sur la mer. Le reflet blanc de Cannes à quelques kilomètres n'était plus qu'un mirage de calme et de fraîcheur». La vie était alors si belle, ponctuée par «tant de fêtes».
(1) Auteur de Tendre était la vie, éd. La Table ronde, 2001