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Libération
Portrait

Grand Corps malade, heurts d’école

Le slameur poursuit sa seconde vie de réalisateur et raconte sans le caricaturer un collège du 93 comme celui qu’il a fréquenté en élève dissipé.
(Photo Audoin Desforges pour Libération)
publié le 28 août 2019 à 17h16

Le timbre surprend. A la ville, la voix de Grand Corps malade (GCM) plonge plus profond encore que sur la bande-son. Elle charrie un flow lent et grave, déploie sans effort des ailes de séduction noir coaltar. Si bien qu'en cette fin d'après-midi surchauffée, on se moque vite des attentions qui commencent à perler et des promesses dégondées que cette rencontre, rue de la Folie-Méricourt dans le XIe parisien, ne tiendra évidemment pas. Slameur confirmé mais jeune réalisateur, l'homme revient de Marseille. Les Phocéens ont apprécié la Vie scolaire, son deuxième film, coréalisé avec Mehdi Idir. Le thème du collège de banlieue et des difficultés rencontrées par les parachutés en ces terres urbaines est une vieillerie survireuse. Mais le tandem a mis la pédale douce pour éviter embardées caricaturales et discrimination positive. «On a voulu montrer un contexte économique et social, être dans la nuance. On ne tape ni sur les profs, ni sur les parents, ni sur les élèves», glisse le natif du 9-3 qui n'a pas oublié ces «années dynamiques et drôles». «Dissipé, insolent et immature», il dit s'être construit devant la grille de son établissement.

Sous sa pomme d'Adam, une cicatrice témoigne de l'accident qui a failli le laisser tétraplégique. Avant de revenir sur cet épisode, le quadra tord gentiment le cou à Wikipédia et à ses emportements de scénariste hollywoodien. Non, il n'a pas passé trois mois dans le coma et non, ce n'est pas à sa trachéotomie qu'il doit sa voix d'outre-tombe. Quelques jours avant ses 20 ans, basketteur en Nationale 3 et futur prof de sport, il anime une colo à Saint-Jean-de-Monts, en Vendée. Ce soir-là, l'ambiance est «un peu bourrin, mais pas très bourrée», le plongeon carpé presque parfait, avec tutoiement de la Voie lactée, retournement et descente à pic. Mais la piscine n'est pas assez remplie et sa tête heurte le fond. Une vertèbre se loge dans sa moelle épinière. Transporté en hélico, il se retrouvera un mois en réa et poursuivra sa rééducation pendant plus d'un an à l'hôpital. Le plan B et l'espoir adapté deviennent réalité. Vaincre l'immobilité qui, sans preuve, condamne les têtes en l'air et les malchanceux aux travaux forcés devient une obsession.

La pédagogie troquée pour le management sportif, «je n'aurais pas été très crédible en prof d'EPS», il bosse quatre ans au Stade de France. Saint-Denis, ce «caillera land» que certains songent à «kärcheriser», il le revendique comme sa marque de fabrique. En 2003, il découvre le slam, des mots martelés sur du son, une poésie du macadam venue de Chicago que des cow-boys jamais solitaires se renvoient le soir dans les cafés. Reconversion. «M'ont pas fait une statue à la mi-temps, juste un statut d'intermittent / Un tiers mytho, un tiers mutant, un tiers citant des vers chantant», dit-il dans la Syllabe au rebond,morceau d'un sixième album déjà disque de platine.

Fils d'une bibliothécaire documentaliste, titulaire d'un bac L, il n'est pas né un stylo à la main. Les jonglages stylistiques ne sont venus qu'avec le slam. «A l'adolescence, j'avais écrit de manière très anecdotique et surtout pour mes tiroirs», avoue le lecteur de Petit Pays de Gaël Faye et des bouquins de Yasmina Khadra. Dans ses écouteurs, il y a les trois «B» (Brassens, Brel et Barbara), mais aussi NTM, MC Solaar, Orelsan. Sans oublier Renaud, à qui il a remis le pied à l'étrier voici quelque temps. Il s'insurge contre les intellos qui voudraient hiérarchiser. Parce qu'il aime le rap «quand celui-ci travaille ses textes».

Si on rembobine le fil, c'est à un coup du sort et à un larcin que le duo GCM-Idir doit sa notoriété ciné. Sans l'immersion fatale et son cortège de bouleversements, Patients, le film inspiré de la rééducation, n'aurait pas existé. Mehdi Idir n'aurait, lui, jamais approché une caméra si son père n'avait pas dérobé un jour une Sony PC2. Pour la cérémonie des césars, les comparses avaient mis le smoking. Malgré les quatre nominations, la compression leur a échappé, ce qui ne les a pas empêchés de faire la fête.

La main vient détendre l'encolure, les doigts se posent sur l'écran du portable. Fabien Marsaud, son nom à l'état civil, est un peu las, pressé de rentrer chez lui près de la gare de l'Est, de retrouver sa femme, Julia, fonctionnaire territoriale, et ses fils de 9 et 6 ans. La verticalité étayée par une béquille, l'équilibre parfois précaire, le haut perché, 1,96 m tout de même, est obligé de s'éviter les transports en commun. En voiture, il pianote uniquement du pied gauche. Pour contrebalancer ce petit désastre écologique, il s'efforce de trier ses déchets, d'avoir le croc locavore et beaucoup moins carnivore. Le bus à deux étages dans lequel il embarque pour les tournées carbure, lui, à la convivialité. «Les albums, il faut les partager, j'aime la mise en danger et l'adrénaline de la scène», glisse-t-il. Yannick Renier, acteur et réalisateur qui a tourné dans Patients, témoigne de son humanité et de ses talents de rassembleur : «Sur le tournage, il y avait des jeunes, des vieux, des acteurs professionnels et des amateurs, qui marchaient sur leurs deux pieds ou se déplaçaient en chaise roulante. Des musulmans, des juifs, des athées, des fumeurs de pétards et des buveurs de bière.»

Avec un père secrétaire général à la mairie de Saint-Denis, puis directeur des services au conseil départemental du Val-de-Marne, l'ADN est plus marteau et faucille que rose socialiste. Le temps où il chantait pour Ségolène Royal est révolu et il s'évite les écueils de la récupération. Même si son lapsus sur cette alliance politique ponctuelle reste amusant : «J'ai été convoqué, pardon, contacté. Mais je me suis abstenu d'aller dans les meetings de soutien.» Celui qui entend taire son vote précise qu'à l'époque, il s'agissait plutôt d'éviter Sarko que de faire la courte échelle à Mme Royal. Aujourd'hui, il s'engage différemment, incite les jeunes des quartiers populaires à s'inscrire sur les listes ou apostrophe, en vers et contre lui, Patrick Balkany : «C'est prouvé, c'est toi l'meilleur, t'as sur le dos et sur les bras / Plus de mises en examen que ton ami Nicolas / Blanchiment de fraude fiscale, et déclaration mensongère / Corruption, "Panamá Papers", j'oublie sûrement quelques affaires.» Parrain actif de Sourire à la vie, une association marseillaise qui s'occupe d'enfants cancéreux, il organise des scènes avec Sanson ou Noah, parle, une flammèche dans ses globes azur, de la Laponie où ces chétifs ragaillardis sont allés faire du chien de traîneau.

Le sablier de la promo ne se retourne jamais. Notre regard s’attarde encore sur le Pacman qui trône dans l’entrée du bureau où on l’a rencontré. La pastille jaune gobe des billes tout en évitant les fantômes. Et on songe que ça pourrait faire une parfaite métaphore du parcours résilient de GCM.

1977 Naissance.
16 juillet 1997 Plongeon fatal.
2003 Découvre le slam.
2017 Réalise Patients avec Mehdi Idir.
2018 Plan B, disque de platine.
28 août 2019 La Vie scolaire, toujours avec Mehdi Idir.