Il n’est pas de comédie de cocufiage qui ne puisse se conter à partir d’une porte entrebâillée ou d’un rideau qu’on écarte, nous a appris le théâtre de boulevard, à l’égal de ses déclinaisons sur grand écran. En faisant sien ce précepte dans son nouveau film, qui s’ouvre sur l’embrasure d’un rideau où couler un regard clandestin, Christophe Honoré raccorde le climat de récréation et de désinvolture vive du vaudeville avec le papier peint de sa veine cinéma d’appartement, dont on retrouve les invariants : ses acteurs fétiches dans leurs plus beaux manteaux d’automne, l’autopsie du couple, le sociotope du Paris rive gauche, succinctement fouetté par quelques embruns atlantiques. Chiara Mastroianni y joue Maria, prof de droit vouée mordicus à satisfaire son inclination pour les beaux étudiants, ayant depuis longtemps (et unilatéralement) fait tomber la barrière morale de l’adultère dans son mariage avec Richard (Benjamin Biolay, voix blanche et taciturnité mate).
Bilan
Le texto d'un amant qu'intercepte le mari cocu tiendra lieu de déclencheur d'intrigue : Maria se retranche à l'hôtel pour une nuit, le temps de déterminer si son mariage vit ses derniers feux. Point de zones éruptives dans ce Chambre 212, où les portes ne claquent pas quand elles tournent sur leurs gonds, ou se contentent de coulisser pour figurer l'éloignement des deux époux. Un an après avoir dépeint l'amour mort-né entre un étudiant et un écrivain atteint du sida dans Aimer, plaire et courir vite, Honoré, peut-être repu de gravité, a puisé chez des cinéastes qu'il admire (listés prolifiquement au générique, de Bertrand Blier à Alain Resnais en passant par Woody Allen et Ingmar Bergman) les ferments poético-comiques d'une tout autre forme d'élégie amoureuse. Un bilan de ce qu'il reste d'une flamme engourdie après vingt-cinq ans de mariage, interprétation toute littérale et déraisonnable de l'idée maîtresse du récit : on finit par tromper ce partenaire qu'on rechigne à quitter avec nul autre que le souvenir gardé de lui aux débuts de la relation.
Le film hallucinera donc avec Maria l'apparition de son époux tel qu'elle l'a connu vingt-cinq ans plus tôt (Vincent Lacoste, nouvelle muse du cinéaste), cryogénisé par un sortilège de cinéma. Il sera bel et bien possible de batifoler avec cette survivance anachronique de Richard au visage poupin, car après tout, «Si on ne peut plus tromper son mari avec son mari, où va-t-on ?» Et si la nuit devait porter conseil à Maria, c'est un véritable concile de crise qui vient bientôt perturber sa retraite, à mesure que s'invitent dans sa chambre une pléiade d'autres figures : sa Volonté personnifiée - qui arbore donc les traits d'un baladin aznavourien en veste léopard -, le fantôme de la mère morte, «la liste des écarts» de l'épouse, soit une cohorte d'amants aux traits d'Adonis… Mais aussi et surtout l'amour de jeunesse du mari bafoué, la rivale quintessenciée Irène Haffner (Camille Cottin, qui se substitue presque à Chiara Mastroianni comme pivot du récit). Ainsi la trinité de la femme, du mari et de l'amant se mue en un frémissant quatuor à partir duquel le récit configurera ses quiproquos et renversements de vapeur. La chorégraphie de leurs interactions se trousse à la manière d'une pièce musicale bien que (presque) personne n'y chante : chaque duo trouve à y livrer son couplet au gré de permutations ludiques, plaquer ses répliques comme au piano, à faire son numéro - numéro de couloir, numéro de chambre à coucher, au son d'une sonate, au zinc d'un bar. La meilleure idée du film est de leur offrir pour décor cette chambre d'hôtel gigogne, spatialisation de l'espace mental de l'héroïne qui dévoile ses doubles fonds à mesure que surgissent les personnages, ainsi que ce dispositif diablement prodigue en fiction qu'est la fenêtre avec vue imprenable sur le domicile conjugal pour mieux faire l'état des lieux du mariage.
Ouate
Si le film n’est pas aussi emballant qu’on pouvait l’espérer à l’aune du concept sur lequel il s’édifie et de sa malléabilité comique, c’est probablement parce que toute forme d’inquiétude pour l’avenir de ce mariage qui se délite (hanté par le fantôme méta que le couple Mastroianni-Biolay a formé à la ville) peine à s’y infiltrer. L’épure du décor, réduit à une rue cinégénique de Montparnasse baignée d’une lumière ambrée, forme la ouate confortable d’un film sous cloche, Paris stylisé de globe à neige bardé de signes (la façade omniprésente du cinéma les 7 Parnassiens, le glacis rétro d’un bistrot idéalement nommé Rosebud) qui conspirent à faire clignoter l’artifice de l’ensemble autant que le geste du cinéaste épris de sa fiction.
Si Honoré s'attache à décrire l'amour conjugal comme un état qui ne se conjugue qu'au passé ou aux temps de l'irréel, pris dans un faisceau de souvenirs et de mirages de ce qu'il a été ou aurait pu être, la suavité du film où il fait bon se blottir se paie parfois par une résistance à l'émotion. Du moins jusqu'à ce que le récit trouve sa langoureuse acmé dans une scène de slow, où l'intensité de la chanson Could It Be Magic, dégainée comme un gros coussin d'affects placé sous nos têtes, parvient à imprimer au film des modulations moins douces qu'amères.