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Critique

Robert Kramer, l’odyssée de l’audace

La Cinémathèque française consacre une rétrospective au cinéaste américain aussi crucial qu’influent, mort il y a vingt ans. Dès ses débuts en 1967, ses films inventent des formes se faisant l’écho de son activisme militant, de sa vie en communauté et de son goût pour le voyage et l’aventure.
En 1994, dans «Walk the Walk», Robert Kramer met en scène les voyages d'une famille dont les membres se séparent pour suivre leur propre route. (Photo Avventura Films. Vega Films. Prod DB.)
publié le 5 novembre 2019 à 19h31
(mis à jour le 5 novembre 2019 à 19h44)

Né en 1939 à New York, mort en 1999 à Rouen, Robert Kramer nous manque depuis déjà vingt ans. Une rétrospective à la Cinémathèque française (du 6 au 24 novembre), ainsi que la sortie d'un passionnant recueil de ses textes - Notes de la forteresse (1967-1999), chez Post-éditions- nous permettent de replonger dans cette œuvre unique, on ne peut plus engagée et aventureuse, et irréductible aux notions limitées de documentaire, fiction, essai ou journal intime. Réalisés dans des lieux, des formats, des durées, des supports très divers, ses films forment tous, selon son propre vœu, «un seul grand film» : «Le film unique d'une vie.» On ne peut donc véritablement en parler sans les lier à sa vie, à ses parcours politiques et ses déplacements géographiques, bien que leur beauté aille heureusement bien au-delà des contextes et circonstances dans lesquels ils ont été réalisés.

Kramer ne vient pas au cinéma pour le cinéma, mais pour agir. Il y trouve d'abord, après avoir tenté d'être écrivain, le plus stimulant moyen de militer politiquement, de confronter la pensée à l'action, de fondre la théorie dans la matière. Pour qualifier le courant d'extrême gauche auquel il appartient alors, au milieu des années 60, il utilisait le terme de «Mouvement», soit le groupe de ceux qui refusent d'être liés à une organisation ou une idéologie figée pour assumer librement des désaccords, des oppositions, des évolutions. Ses trois premiers films en témoignent d'une manière insolente, qui ne fut pas toujours du goût de ses camarades de lutte, à travers des individus ou des groupuscules saisis en plein doute. Dans In the Country (1967), drôle de premier film qui ressemblerait presque à un dernier tant il est à la fois un bilan âpre et une épure formelle, un homme s'enlise dans la désillusion politique et le désarroi conjugal. Dans En marge (1968) et Ice (1969), des groupes sont déchirés entre remise en question intellectuelle et tentation de la lutte armée. Sans le moindre romantisme, ces films secs mais non dénués d'ironie (Ice, surtout) confrontent le militantisme à ses impasses, pour mieux l'empêcher de s'embourber. D'emblée, le doute est vital chez Kramer, essentiel aux mouvements de la pensée et de la création.

Fresque de la contre-culture

Après cinq ans d'errements et de recherches, qui le mènent à vivre dans une communauté du Vermont, il réalise (avec John Douglas) l'extraordinaire Milestones (1975), consacré aux survivants de l'activisme politique américain des années 60, résolvant leurs contradictions dans la vie communautaire, le nomadisme et la communion avec la nature. Loin d'être le simple portrait de groupes de hippies, cette fresque est une plongée au cœur d'une contre-culture profondément américaine, qui s'enracine dans la poésie de Walt Whitman, le transcendantalisme d'Emerson ou l'anarchisme de Thoreau. La forme du film s'imprègne totalement des expériences et interrogations qui y sont en jeu : pour le cinéaste comme pour ceux qu'il accompagne, il s'agit d'accorder ses idées à ses sens. Le montage compose un entrelacs organique de paroles et de sensations, où interagissent les éléments naturels et toutes les formes d'existences (humaines, animales, végétales, minérales). Milestones est le premier exemple accompli de la structure que cherchait Kramer dans tous ses films : «On arrive au milieu de quelque chose, et des tas d'éléments vous sont donnés. C'est fragmentaire, chaotique, vous recevez beaucoup de signes, beaucoup de petites choses avec quoi vous débrouiller. Petit à petit, ça commence à se consolider.»

Pour «Route One/USA» (1989), Kramer traverse les Etats-Unis du nord au sud. Photo DR

Le déplacement et l'instabilité sont nécessaires à la vie de Kramer autant qu'à ses films. Ce voyageur n'a cessé d'aller voir ce qui se passait ailleurs qu'en son propre pays, et pas forcément pour en ramener des films : au Brésil, au Venezuela, en Angola, au Vietnam (People's War, 1969), au Portugal (Scenes from the Class Struggle in Portugal, 1977)… A la fin des années 70, il quitte définitivement les Etats-Unis pour s'installer en France. De son propre aveu, il cherche à y gagner enfin sa vie avec le cinéma. Guns (1980), qui raconte l'enquête tortueuse d'un journaliste sur un trafic d'armes, est son premier film français et sa première réalisation «professionnelle», avec scénario et acteurs connus (Juliet Berto, Patrick Bauchau). Le résultat n'est pas pleinement convaincant, mais il permet de mesurer tout ce qui sépare les années 70 de la décennie suivante, et l'Europe des Etats-Unis, jusque dans le corps des acteurs. Cette première période française est inégale, Kramer s'y égare même dans un film de science-fiction improbable avec Gérard Klein : Diesel (1985). Mais il redevient intéressant lorsqu'il retrouve sa vitalité américaine dans des productions plus modestes, comme les beaux Naissance (1981) et A toute allure (1982), sorte de série B autour du monde du patin à roulettes de compétition (le roller-derby).

État des lieux composite

Puis il entame une nouvelle période, sa plus expérimentale et accomplie, notamment marquée par des retours dans les pays qu'il filma dans les années 60-70 : le Portugal avec Doc's Kingdom (1987), le Vietnam avec Point de départ (1993) et bien sûr les Etats-Unis avec Route One/USA (1989). Trois films essentiels où il fait le relevé des cicatrices et déceptions des décennies précédentes sans pour autant se laisser aller à la désillusion amère. Encore et toujours, il cherche surtout ce qui reste d'énergie et de vitalité. A travers des voyages de différentes échelles, il réactive un mouvement qui s'était épuisé dans la pesanteur du début des années 80. Dans le magnifique Route One/USA, il traverse son pays natal du nord au sud (en suivant la route qui donne son titre au film) pour y faire un état des lieux très composite du peuple, de la société et des paysages qui le constituent. Dix-huit ans après, ce film répond à Milestones, dont il retrouve la dimension organique et fluide mais dans un monde qui a sensiblement changé.

Robert Kramer sur le tournage de «Route One/USA». Photo DR

Quelque chose s'est engourdi, rouillé entre les années 70 et 90, et Kramer ouvre cette dernière décennie de sa vie avec un film à part, qui semble révéler l'envers de la plupart des autres, leur secrète hantise : Berlin 10/90 (1990). En une seule prise d'une heure, il se filme dans une salle de bains où un téléviseur diffuse des images d'actualité tandis qu'il monologue sur Berlin, ville dont était originaire son père. Dans cette performance où il se met physiquement à l'épreuve, il incarne en quelque sorte les blessures de l'histoire, qui dévitalisent les corps, les condamnent à la chute, à l'évanouissement, à l'enfermement. Dans les films qui suivront, les trajectoires n'auront plus la même évidence, le mouvement y sera désormais plus menacé, plus douloureux. Dans Walk the Walk (1994), les membres d'une même famille se séparent pour suivre leur propre route, trouver leur propre vitesse, le paysage qui s'accordera le mieux à leur corps malades ou blessés. Tandis que dans Cités de la plaine (1999), son dernier film, le contact avec le monde se fera surtout à travers les oreilles et les mains d'un aveugle, pour mieux pénétrer la dimension sonore et tactile des lieux, au-delà de leur simple surface. A travers les films de Robert Kramer, quel que soit le moment où on les voit, on prend d'abord des nouvelles du monde tel qu'il va. Non parce qu'il aurait été un prophète, mais simplement parce qu'ils engagent le présent et le corps du spectateur comme peu d'autres.