Richard Linklater fait partie de ces cinéastes dont le nom est moins connu que les films. Notamment parce que sa filmographie est d'une hétérogénéité qui a longtemps dérouté la critique. Cet auteur de films phares du cinéma indépendant américain a également été capable de réaliser à Hollywood de très réussies comédies familiales (Rock Academy, Bad News Bears), un film uniquement constitué d'amorces de pellicule (Heads I Win, Tails You Lose) aussi bien que des comédies romantiques (la trilogie des Before… Sunrise, Sunset et Midnight), des ballades au ras du bitume (Slacker) autant que des films d'animation (Waking Life et A Scanner Darkly, conçus avec la technique de la rotoscopie). Il peut tourner en quelques jours ou en douze ans (Boyhood), en alternant les supports et les modes de production avec un goût de l'expérimentation qui n'est cependant jamais ostentatoire. Qu'il s'engage dans un projet très personnel ou un scénario plus mainstream écrit par d'autres, ce cinéaste, qui dit avoir refusé beaucoup de propositions juteuses, déclare qu'il est principalement guidé par son envie de passer du temps avec ses personnages, en ajoutant : «Je n'ai jamais rien fait pour l'argent.»
L'occasion que lui offre aujourd'hui le centre Pompidou de montrer tous ses films (en attendant le dernier, Bernadette a disparu, qui devrait sortir prochainement), ainsi que de faire un point provisoire à travers une émouvante exposition qui entrecroise quelques lignes biographiques autant qu'esthétiques, est l'occasion de mieux saisir la discrète cohérence de cette œuvre en apparence éparpillée. Elle tient à des fidélités profondes - à son Texas natal, à quelques acteurs : Matthew McConaughey, Ethan Hawke, Julie Delpy, notamment -, et aux déclinaisons de quelques obsessions : le goût du sport, la poésie du quotidien, les théories en tous genres, les vies et mondes possibles contenus dans chaque instant et lieu, le pouvoir de la parole, le travail du temps. Contrairement à ceux que Serge Daney appelait les cinéastes «spécialistes d'eux-mêmes», Linklater ne semble pas pressé de comprendre le lien qui relie tous ses films - «you will find the link later» («vous trouverez le lien plus tard»), a-t-on osé lui dire… ce qui l'a fait rire.
Commençons par votre premier long métrage, l’une des raretés que cette rétrospective nous permet de découvrir : It’s Impossible to Learn to Plow by Reading Books (1988), un road movie minimaliste tourné en Super 8 que l’on a beaucoup aimé. Ce qui frappe, c’est la quasi-absence de dialogues alors que vous êtes devenu un grand cinéaste de la parole.
A l'époque j'étais très intéressé par les constructions narratives de films que l'on appelait «structuralistes», comme ceux de Mark Rappaport ou James Benning : un enchaînement de petits fragments de temps, des plans longs et fixes. J'étais aussi influencé par les premiers films de Wenders, d'Akerman, de Jarmusch. J'avais filmé des scènes avec des dialogues, mais je les ai presque toutes coupées. La logique du film était d'aller quasiment vers le film muet. Mais avec Slacker, le film suivant, j'ai fait le contraire : beaucoup de mouvements de caméras et beaucoup de dialogues. Au début du film, je joue un personnage qui est un peu le même que celui de It's Impossible… mais cette fois-ci, je n'arrête pas de parler. J'ai compris que c'était ce genre de cinéma qui me convenait le mieux. La parole est pour moi le moyen le plus naturel de communiquer, tout simplement. Et je n'ai jamais pensé que, comme certains le croient, c'était anticinématographique. Le langage parlé associé au langage du cinéma devient une autre forme de langage.
Vos personnages parlent surtout en se déplaçant, généralement en marchant, ce qui crée de la pensée en mouvement. Diriez-vous qu’il y a une dimension philosophique dans votre cinéma ?
Il peut y avoir un fond philosophique, mais je dirais plutôt que je suis intéressé par les idées, par l'esthétique des idées. Dans mes films, on trouve quelques réflexions existentielles, mais mes dialogues relèvent surtout de la pensée spontanée, hasardeuse, et parfois complètement cinglée ! Mes personnages sont plus des obsessionnels que des philosophes. Waking Life est peut-être mon film le plus «philosophique», celui où la pensée est la matière principale. Quand je l'ai fait je venais d'avoir quarante ans et je me suis alors dit que je n'avais pas encore réussi à répondre aux questions fondamentales que je me posais à vingt ans, sur notre rapport à la nature ou sur le libre arbitre, par exemple. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il est plus intéressant de vivre avec des questions plutôt que de se figer dans des réponses !
La parole reste centrale dans vos comédies réalisées à Hollywood. Je pense notamment aux longs monologues de Jack Black dans Rock Academy.
Oui, c'est un film essentiellement basé sur les dialogues et la musique. L'importance que j'accorde à la parole est aussi due au fait que les personnages m'intéressent bien plus que les intrigues. Y compris dans une comédie comme Rock Academy ou un film de science-fiction comme A Scanner Darkly.
Quel que soit le contexte où vous réalisez vos films, on sent que vous n’êtes pas intéressé par les structures narratives classiques : vos films ne sont pas fondés sur des conflits, vous n’aimez pas les coups de théâtre, les climax… Diriez-vous comme Ethan Hawke dans Before Sunrise que vous aimez surtout «la poésie du quotidien» ?
On fait nos films avec ce que l’on est, et ma limite est peut-être d’avoir besoin que les choses aient l’air réelles, et d’y croire. C’est pourquoi, je ne réaliserai probablement jamais de film d’horreur surnaturel ! Je ne crois pas aux fantômes ni aux dimensions parallèles, alors je ne vois pas comment je pourrais en faire quelque chose d’intéressant ou tout simplement d’effrayant. Je n’arrive vraiment pas à voir le monde comme quelque chose d’effrayant. La violence ne fait pas partie de mon rapport au monde, elle n’a rien de sexy pour moi et je ne sais pas m’exprimer à travers elle. Alors il me reste ce petit coin de cinéma où se retrouvent ceux qui n’aiment ni l’horreur, ni la violence, ni les super-héros !
Vous avez tout de même réalisé un film de gangsters, le Gang des Newton (1998), d’après un fait divers qui a eu lieu au Texas dans les années 20.
Oui, mais justement ce sont des cambrioleurs qui se caractérisent par leur refus de la violence ! Ils veulent vivre en dehors des lois, en volant de temps en temps aux riches tout en refusant de faire du mal ou de tuer. Voilà le genre de criminel que j’aurais pu être si j’avais choisi cette voie !
Le tournage de Boyhood a duré douze ans. Ça aurait pu être un projet monumental mais vous vous y êtes au contraire surtout concentré sur des éléments simples de la vie des personnages que l’on voit évoluer dans le temps.
Je suis parti de ma propre mémoire, des éléments biographiques qui restent les plus vifs en moi. Qu'y a-t-il de plus marquant qu'un premier baiser, par exemple ? J'aurais pu filmer des choses plus impressionnantes, mais sont-elles vraiment si importantes ? Souvent, les «grandes choses» déçoivent plus que les petites ! Boyhood est aussi un film sur ce qui n'a pas lieu, sur ce qui aurait pu arriver et qui n'arrive pas. Pour s'en libérer, ma fille voulait que je tue son personnage, mais j'ai refusé parce que ça aurait été trop mélodramatique ! Boyhood n'est pas un film sur la mort mais sur la vie, sur ce que ça représente d'entrer dans la vie.
Avec la trilogie des Before… vous êtes sorti du Texas et des Etats-Unis pour aller filmer en Europe. Pourquoi avez-vous choisi de tourner à Vienne (Before Sunrise) ou à Paris (Before Sunset) ?
J'avais eu l'idée de Before Sunrise aux Etats-Unis puis j'ai pensé le filmer à l'étranger lorsque j'ai été invité aux festivals de Berlin et de Vienne. C'était la première fois que le pauvre gamin du Texas que je suis sortait de son pays, et j'étais tellement enthousiaste d'être là-bas que je me suis dit qu'il fallait absolument que j'y tourne un film. Alors j'ai décidé que la rencontre entre mes deux personnages serait aussi une rencontre entre plusieurs cultures. A Vienne ils organisent aujourd'hui des «Before Sunrise Tour» où ils refont le parcours du couple dans la ville ! Pour Before Sunset, Paris s'est imposé parce que c'est la ville de Céline (Julie Delpy). Il était émouvant pour moi de me balader dans les rues où ont tourné beaucoup de mes cinéastes préférés. Je ne voulais pas avoir une vision touristique, avec de jolis plans sur la ville. Il fallait que l'on reste les pieds au sol, au niveau de la rue, près des personnages. C'est comme si le film était tourné depuis l'intérieur du long hug qu'ils se font à Paris !
Comment vous est venue l’idée de tourner une suite à Before Sunrise ?
C'était en germe dès le premier film. Avec les acteurs, on avait pensé tourner une partie finale six mois après le premier tournage, correspondant à la date à laquelle Jesse et Céline sont censés se retrouver. Mais six mois c'était à la fois trop long et trop court, on ne savait pas où les acteurs en seraient avec leurs personnages et j'ai eu peur que cette seconde partie gâche tout le reste du film ! J'ai quand même maintenu le lien entre Ethan et Julie en leur faisant tourner une scène dans Waking Life où ils reprennent plus ou moins leurs personnages. C'est là, en passant à nouveau un peu de temps ensemble, que l'on s'est dit qu'il fallait vraiment faire la suite.
La politique est souvent discrètement présente dans vos films…
Oui, elle m'intéresse, mais surtout dans la façon dont elle s'exprime au quotidien. Dans Boyhood, par exemple, il y a la guerre en Irak et la campagne pour Obama en arrière-fond. Mon seul vrai film politique est Fast Food Nation (2006) [consacré à l'industrie de la restauration rapide, ndlr]. Je rejette les théories du complot mais je suis partisan de la paranoïa en matière de santé et d'alimentation ! Très tôt, j'ai compris que l'on nous donnait à manger de la merde, en se moquant totalement du mal que ça pouvait nous faire. Notre mauvaise santé est même une excellente chose pour l'industrie pharmaceutique. C'est l'un des pires aspects du capitalisme : au fond, il nous préfère malades.
Dans le film que vous avez réalisé pour le centre Pompidou, vous citez Guy Debord, en disant que la société du spectacle l’a emporté…
Il est vrai que Debord est en train d’avoir le dernier mot : tout est devenu spectacle, y compris la politique. C’est de pire en pire. Cependant, j’ai une nature optimiste et je reste un progressiste, je me dis que l’on trouvera des moyens de s’en tirer. Ce qui évite de déprimer, même si c’est parfois difficile, c’est qu’il y a toujours des domaines où les choses vont en s’arrangeant.