La vitesse à laquelle Disney aura cassé son jouet est vertigineuse. Entre 2012, quand la giga major a racheté à prix de platine Lucasfilm à l'empereur George Lucas qui en détenait jusque-là l'intégralité des droits, et ce mois de décembre, cinq longs métrages auront suffi pour lasser jusqu'aux fans les plus hardcore de l'univers étendu Star Wars. Qui se souvient qu'à l'aube de la sortie du Réveil de la force, l'optimisme était à son comble et quasi universellement répandu entre le public, la critique et les actionnaires de Disney quant à l'avenir de la saga et la faculté de J.J. Abrams (Lost, etc.) à réparer les dégâts perpétrés par Lucas avec sa «prélogie» ? Ainsi nous arrive l'Ascension de Skywalker, monstre industriel qui a la très pesante tâche de re-raviver la flamme chez un consommateur en pleins «Star Wars fatigue» et marasme écologique, boucler la saga de la branche Skywalker débutée par le prototype Un nouvel espoir en 1977, et rebâtir sur les ruines fumantes du réjouissant épisode VIII (les Derniers Jedi) de Rian Johnson qui cassait à peu près tout de ce qu'avait construit son prédécesseur - du casque de cosplay du bébé Darth Vader Kylo Ren aux bases de la mythologie elle-même - mais sans rien bâtir d'un tant soit peu tangible derrière.
Stigmates
Abrams, rappelé à la rescousse pour rassurer les petits porteurs de l'action Disney, s'exécute donc, assisté de Chris Terrio (Batman v Superman : l'Aube de la justice), scénariste autoproclamé «à l'écoute» des fans qui s'expriment sur les forums, et du reanimator d'univers rassis Colin Trevorrow, avec un cynisme confondant qui n'oublie jamais, en sus, de nous indiquer qu'il n'est dupe de rien. Comme le casque de Kylo Ren (Adam Driver) réparé par un chimpanzé de l'espace sans doute versé dans la philosophie zen et l'art des céramiques cassées exhibant leurs collures, l'Ascension de Skywalker est un film kintsugi, qui expose tous ses stigmates aux mille yeux rivés sur le moindre de ses détails, et qui ravira bien plus que le Johnson, honni par un spectateur sur deux dès sa sortie. Mais aussi, surtout, qui ignore le précieux conseil prodigué par ce dernier, qui nous sommait de passer à autre chose pour nous laisser inspirer par d'autres histoires qu'on ne nous aurait pas encore racontées.
Presque malfaisant dans sa volonté de faire revenir tout le monde, vieilles carnes et morts compris, et de nous ramener sur les mêmes lieux - en ruines - de ces films «du bon vieux temps» qu'il est supposé conclure et ramasser dans un même mouvement, l'Ascension de Skywalker conclut moins la saga qu'il nous enjoint à retourner illico à son canon, dont il sait - il nous le raconterait presque - qu'il ne fera jamais partie, faute de la nécessaire étincelle d'une idée neuve. A ce titre, la manière dont le film traite la mémoire de certains personnages, l'effaçant, la rebootant, la ravivant dans une version incomplète d'Alzheimer euphorique en dit long sur la trace qu'Abrams et ses sbires entendent laisser dans la mémoire du spectateur : tout juste de quoi tenir jusqu'au prochain épisode, peu importe ce qu'il raconte, peu importe s'il se verra dans un multiplexe ou sur une plateforme de SVOD.
Aussi, l'intrigue du film, bricolée tant bien que mal à partir de très vieilles histoires en carafe pour cause du sabotage du film précédent, porte-t-elle les germes de sa propre inanité. «L'empereur veut en finir», ça tombe bien, nous aussi. Jedi contre Sith, la résistance contre l'Empire, l'un et l'autre ne pouvant plus cesser de rejouer leur perpétuel déclin et retour au centuple dans un sillage désordonné de planètes carbonisées, de mondes (à peine vus, sitôt engloutis) dans l'espèce de fuite en avant d'une mythologie SF en apesanteur. La quincaillerie maison - carcasses de vaisseaux à la tonne, armures en Formica blanc sur plusieurs générations de soldats sans visage, sabres lasers soldés, poils roux de Chewbacca en quenouilles et roulettes rouillées de R2D2 - est-elle promise à la casse et au brûleur ultime, comme les jouets de Toy Story 3 sur leur tapis infernal en direction de l'incinérateur des rêves ? Non, bien entendu, même la princesse Leia continue de bosser lors même que l'actrice est morte depuis au moins trois ans.
Kylo Ren (Adam Driver).
Photos Lucasfilm Ltd.
Naphtaline
Tout le film spécule et s'étire dans les limbes de son sillon exclusivement commercial en une cavalcade haletante de scènes d'action en terres inconnues et de rebondissements hébétés sur le seul ressort de l'identité secrète de l'héroïne Rey (Daisy Ridley) qui de personnage fantôme est subitement devenue la figure cardinale du récit. Draguée à fond par l'ultra-névrosé Kylo Ren /Driver qui la mentalise en tout sens et lui offre la perspective d'un triomphe à deux au cœur de la Force obscure (le mot «dyade» est prononcé deux fois), Rey lévite, répare les plaies, déplace les vaisseaux de gauche à droite en tendant ses paumes vers le ciel, manque de casser BB8 avec un tronc d'arbre, court, tombe, rebondit, pleure sur son pauvre sort d'orpheline qui ne sait plus de quel côté elle vient, mais ne lâche rien car, comme lui dit son mentor Luke Skywalker dans un halo de naphtaline, elle a quand même beaucoup de «cœur et de courage», ADN Jedi s'il en est.
Il en faut en effet pour supporter une héroïne qui n'a plus aucune marge de manœuvre, confite en néo-Jeanne d'Arc menée par des voix et enkystée dans une lutte qui au fond la saoule. Elle le dit d'ailleurs, dès le début du film : «Je suis fatiguée.» Epuisée, mais toujours pas crevée. L'espoir n'est semble-t-il pas permis puisqu'à en croire le discours de l'attaché de presse avant la projection unique à la veille de la sortie du film, des monceaux de Star Wars, sans compter la série The Mandalorian en cours de diffusion aux Etats-Unis sur la plateforme Disney +, nous attendraient d'ores et déjà d'ici trois ans. Conclusion, âge retraite pivot ou pas, avec ou sans clause de pénibilité : on mourra avant eux !