Par son ampleur et sa maîtrise, Séjour dans les monts Fuchun s'impose comme le plus beau et prometteur premier film que l'on ait vu depuis longtemps. Cette chronique familiale se déploie comme une fresque, dont la construction éclatée recompose très subtilement toute la complexité sociale et sentimentale qui fait ou défait une communauté. Evoquant trois générations d'une même famille, le récit tourne autour de quatre frères dont la mère, diminuée physiquement et intellectuellement par une crise cardiaque, doit être prise en charge par eux. A travers le portrait de cette fratrie de Fuyang, ville de l'est de la Chine dont est originaire le cinéaste Gu Xiaogang (lire ci-contre), ce premier volet d'une future trilogie décrit les transformations sociales et urbanistiques d'un pays tiraillé entre autoritarisme et néolibéralisme, où le développement économique entraîne la paupérisation de toute une partie de la population, où les parents font lourdement peser leurs espérances sur leurs enfants uniques, où la pègre n'est jamais loin, où tricher peut devenir le seul moyen de payer ses dettes.
Présences extraordinaires
Mais le cinéaste n'accable pas ses personnages, préférant les filmer lorsqu'ils se relèvent plutôt que lorsqu'ils chutent, et choisissant toujours une distance qui empêche le film de se complaire dans les drames qu'il dépeint, aussi durs soient-ils. Ses partis pris formels parviennent à tresser ensemble les diverses vies et environnements dans lesquels elles évoluent, tout en respectant la multitude de rapports aux temps et à l'espace qu'elles incarnent ou qu'ils représentent. Ainsi, Séjour dans les monts Fuchun réussit magnifiquement une chose rare et complexe : faire en sorte que chacun de ses personnages conserve sa temporalité propre. Cela passe par leurs façons singulières de se mouvoir, de parler, d'être présent, autant que par leurs manières différentes d'affronter les problèmes. Avec, aux marges de la vie sociale et aux bords du temps, deux présences extraordinaires : la grand-mère qui perd la mémoire, et le fils trisomique de l'un des frères, qui survit dans son monde alors qu'il aurait dû mourir à 3 ans, puis à 19 ans. L'attention que porte le cinéaste à ce dernier est l'un des aspects les plus bouleversants du film.
La coexistence de ces diverses temporalités se révèle surtout dans la durée des plans, s’étendant parfois en de complexes mouvements de caméras, sans que la mise en scène ne tombe jamais dans une virtuosité démonstrative, ni dans le systématisme d’un dispositif. L’enjeu de la plupart des plans-séquences est d’intégrer ces vies humaines dans leurs lieux, au milieu d’autres temporalités, celle des pierres, celle des arbres, celle du fleuve. Reviennent à plusieurs reprises de longs travellings filmés depuis un bateau, dont l’un dure quasiment dix minutes.
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Ces prises font référence à une peinture très célèbre en Chine, dont le film reprend le titre. Peinte au milieu du XIVe siècle par Huang Gongwang, elle a la forme d'un long rouleau qui oblige celui qui la regarde à découvrir le paysage progressivement. En déployant ses travellings sur les mêmes lieux, le cinéaste reproduit à sa manière cette peinture et cette façon horizontale d'observer un paysage sous plusieurs angles, mais en y ajoutant un élément essentiel et propre au cinéma : la nature immuable est ici soumise aux variations météorologiques et traversée par l'impermanence des actions humaines.
Éternité des montagnes
Dans un même mouvement, on peut aussi avoir le sentiment de voyager dans le temps, comme lorsque la caméra cadre une partie enneigée des monts où marche un homme qui pourrait être vêtu comme il y a des siècles, avant de redescendre sur des navires bien contemporains. Mais l’entremêlement des temporalités, c’est aussi, par exemple, l’écart qu’il y a entre l’éternité des montagnes et la destruction des espaces desquels on est arraché, ces immeubles où, comme le dit une délogée, on vit pendant trente ans avant qu’ils ne soient détruits en trois jours. Entre le déroulement d’un paysage vu depuis un bateau qui longe la rivière Fuchun et la construction d’un grand bâtiment venant en remplacer un plus petit se joue également un rapport entre verticalité et horizontalité, que le film ne cesse de décliner. Passant du sol à la cime des arbres, observant des personnages suivre le fil de l’eau ou montant et descendant des marches, alternant mouvements horizontaux et verticaux, le cinéaste s’accorde magnifiquement aux multiples modulations de l’espace et du temps. Quitte à paraître un peu pompeux, on ose affirmer que cette façon de mettre chaque vie singulière en perspective avec l’évolution d’une famille, d’une société ou d’un paysage, tout en s’accordant au rythme des saisons aussi bien qu’aux soubresauts de l’histoire, touche à l’essence même du cinéma.