1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, rendez-vous en 1997, avec un acteur star moins désagréable que prévu.
Au journal, personne n’avait follement envie de le rencontrer. Homme du passé, Delon. Pas sympathique. Capable de vous mettre «un poing dans la gueule» s’il n’aime pas vos questions, jurait l’un. «Ne soyez pas en retard, sinon il vous tuera», prévenait une rescapée d’une interview. Si encore le phénix renaissait de ses cendres. Mais l’aurait-il fait, on n’aurait rien remarqué tant le Jour et la Nuit, réalisé par Bernard-Henri Lévy, part en fumée. Sous l’effet d’un phénomène rare mais visible à l’œil nu : une implosion de ridicule. La situation de notre homme n’en est que plus intrigante. Pourquoi Delon, qui fut Tancrède, Rocco, Thomas l’insoumis, M. Klein et bien d’autres, n’est plus ? Pourquoi, alors qu’on perçoit dans la marée noire d’entretiens accordés (dont celui-ci) qu’il est las, qu’il n’aime pas l’époque, que l’envie l’a quitté, que ses jeunes enfants lui apportent plus de bonheur, tourne-t-il encore ? Peu importe le lieu, seule compte l’horloge. 9 h 30 tapantes. Il n’est pas encore assis, il va s’asseoir. Poignée de main d’interception. Sauvée. Il ne reste plus qu’à se méfier du crochet. En présence d’Alexandre, l’écrivain alcoolique et fini du film, on aurait tout de suite baissé la garde devant ses regards de briard au poil gris. Pas dangereux pour un sou celui-là, tendre à en mourir plutôt. Mais le Delon du matin est en jambes, vif et fraîchement rasé. On avait vu à l’écran que si le poil de l’animal était négligé, le torse ne souffrait aucun laisser-aller. A la ville, et donc habillé, on peut néanmoins constater une soixantaine physiquement glorieuse. 61 ans, exactement.
Une chose s’impose d’entrée. Alain Delon ne boxe pas dans la catégorie homme-femme. Face au sexe opposé, il est le mâle triomphant. Tranquille, imbattable. Il n’en fait pas trop, remet juste en place l’une de vos mèches égarées, et par conséquent, la situation n’est pas désagréable. Voire agréable. Mais ce qui l’intéresse, ce sont les rapports d’homme à homme. Sur sa veste, il arbore un pin’s du Raid, l’insigne des unités d’élite de la police. «Quand je ne porte pas celui-là, je mets celui du GIGN.» A l’âge où l’on joue aux gendarmes et aux voleurs, quand elle ne savait pas comment il tournerait, sa mère lui criait : «Tu finiras en tôle, et je m’en fous parce que tu portes le nom de ton père !»
«Mon père était tout et rien. Il a été, on ne sait pas, gérant de différentes sociétés, marginal, aventurier.» Il a aussi rencontré sa mère. Et puis, «il s’est tiré». Laissant Edith et Alain qui allait sur ses 4 ans. Elle travaillant, il fut placé en nourrice chez un couple qui habitait en face de Fresnes. Pour aire de jeux, il y avait l’enceinte de la prison, et pour compagnons, les enfants des gardiens. Edith devient charcutière par amour, en épousant monsieur Boulogne. «Comme j’étais gênant, de chez mes parents nourriciers, je suis parti directement en pension.» Un autre genre de prison. Dehors, la vie se reconstruit sans lui, sa mère met au monde une fille, son père aura deux fils. «J’étais seul comme un animal.» Alors, c’est vrai qu’il parle à tort et à travers Delon, qu’il a des idées parfois courtes comme son nez, qu’il peut avoir des coups de sang et nier qu’il est en colère, qu’il pense que «la masse est quelconque» et qu’il ne veut pas en être, mais derrière tout ça, il raconte une histoire où se mêlent la petitesse et la légende, la vie et le cinéma, son père et ses pères-metteurs en scène. Liés à jamais par la trace d’un direct au cœur.
Il fuit l’enfance brisée, la charcuterie, la banlieue. «Le 22 janvier 1953, j’appartenais à l’armée, j’étais libre !» Il a 17 ans, il s’engage pour l’Indochine. Il a aimé l’armée comme un sans-famille. «Il y avait des chefs et des copains. Quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui peut vous écouter.» Le cinéma ensuite a satisfait ce désir d’être dirigé. Les maîtres succèdent aux gradés. Visconti : «Il laissait très peu aller. C’était ce qu’il voulait. Il dirigeait un film comme un peintre.» Clément : «Quand vous lui donniez une scène, il venait vers vous comme un enfant : “J’te remercie, Alain, j’te remercie.”» Melville : «C’était l’imagination. Il inventait dans sa tête des commissariats qui n’existaient pas, ou pas encore. Il me disait : “J’aime les stars !” Il était fasciné par un acteur qui était capable d’écrire cinématographiquement ce qu’il avait dans sa tête.» Lequel se serait-il choisi comme père ? Il réfléchit : «Clément : pour la tendresse. Et puis, c’était le plus français de tous.»
Alain Delon devient Delon. Attiré par sa gloire, son père refait surface. Sa mère, elle, veut qu’il change de nom, pour prendre celui du charcutier. «Tout ce que je suis devenu dans cette carrière, j’ai la sensation de l’avoir volé à ma mère. Elle était magnifiquement belle et aurait aimé être actrice. D’où son bonheur, et une forme de ressentiment, aussi.» Et puis : «On lui disait toujours : “Oh Edith, ce qu’il est beau ton fils !” Ce n’est pas que sa fille ne soit pas belle, mais l’enfant de l’amour, c’était moi.» Gueule d’ange, beauté du diable. «Tout ce qui a fait ma force toute ma vie, c’est ce qu’on ne voyait pas. J’avais un physique en contradiction avec ce que je portais à l’intérieur. Je l’ai combattu toute ma vie.» Il trouve son image au début «insignifiante, grotesque, ridicule». Trop féminine, peut-être ? Non, non, proteste-t-il. S’il refuse toujours de se maquiller, c’est pour accentuer ses traits. «Je ne me suis senti intéressant qu’à partir de la Piscine.» Ces décennies 1960 et 1970 étaient glorieuses. Elles s’éteignent, Melville et Visconti meurent. Sans eux, avec d’autres, il devient flic, voyou, et flic encore. Les années 1980 sont synonymes de mauvais choix, mauvais films. Dans Paris Match, il s’affiche avec ses chiens-loups et son blouson de cuir. Le cinéma le déserte. «Ivrogne, bourré, cocu, la profession vous décerne un césar et le guichet vous donne un bide. Mais je ne peux pas passer ma vie avec un revolver à la main et en donnant des coups de pied dans les portes !» Comme un politique, il oppose au trou noir son bilan : «Quarante ans de cinéma et tant de grands classiques.» Son père est mort. Lui, sur la cinquantaine, est devenu, comme si c’était la première fois, père-tendresse d’une Anouchka et d’un Alain-Fabien (le prénom de son père et le sien réunis). Sans gradés, sans maîtres, il salue le départ de François Mitterrand. Il est du bord opposé mais il célèbre en lui le souvenir de son homme providentiel : De Gaulle. «L’un de mes principaux regrets, c’est qu’il n’ait pas pu me remettre ma Légion d’honneur. A titre militaire.»
Il reconnaît être «déconnecté de l’époque». Alors, il gère sa postérité. Fermé au cinéma en général, ouvert à une rencontre qui viendrait lui redonner envie et lustre. Il dit oui à Godard. «Je voulais faire une expérience, comme quelqu’un à qui il manque une décoration sur sa carte de visite. Je me suis livré à lui corps et âme. J’en ai eu beaucoup de plaisir.» Même si BHL n’a pas l’âge d’être son père, il dit encore oui pour «l’affrontement» avec un intellectuel de gauche. Mais toujours, il attend. Celui qui viendrait lui livrer une ultime bataille. Celui qui lui résisterait et à qui il résisterait. Celui qui l’aimerait par-dessus tout et qu’il aimerait malgré tout.
Alain Delon en 15 dates. 8 novembre 1935 Naissance à Sceaux. 1959 Plein Soleil (Clément). 1960 Rocco et ses frères (Visconti). 1962 L’Eclipse (Antonioni). 1963 Le Guépard (Visconti). 1967 Le Samouraï (Melville). 1970 La Piscine (Deray), le Cercle rouge (Melville). 1976 Mr Klein (Losey). 1977 Mort d’un pourri (Lautner). 1981 Pour la peau d’un flic (Delon). 1984 Notre histoire (Blier). 1985 Parole de flic (Pinheiro). 1990 Nouvelle Vague (Godard). 1992 Le Retour de Casanova (Niermans). 1993 L’Ours en peluche (Deray).
Making-of: «Il ne parlait pas de lui à la troisième personne»
La Der de «Libé» n’a pas une approche critique des films dans lesquels jouent les acteurs et actrices dont elle tente de s’emparer. Ne sont pas forcément retenus des porte-flambeaux validés d’œuvres encensées par la critique maison. Les deux fonctions et les deux services sont complémentaires. Ce qui n’empêche pas ici Marie Guichoux d’épingler la première et seule fiction de Bernard-Henri Lévy, «le Jour et la Nuit», qu’elle qualifie d’«implosion de ridicule». La Der se saisit des stars qui passent à portée. La rencontre étant un impératif catégorique comme la durée de temps accordée qui ne doit pas être inférieure à une petite heure sans oublier les trente minutes pour la photo, le harponnage est aléatoire. Cette fois, il y eut match. Et Delon se révéla agréable, pour ne pas dire sympathique, en tout cas assez généreux de son attention et d’une galanterie assez datée mais pas forcément rébarbative. L’évaluation du potentiel d’attraction du séducteur français historique fait aussi parti de l’exercice, tant les corps, voix et attitudes ne sont jamais neutres. Souvenir: «Je n’ai pas vu de fatuité. Il ne parlait pas de lui à la troisième personne. On n’était pas à la télé, il n’avait pas besoin de se mettre en scène.» Le papier mesuré et bien balancé trouvera grâce auprès de l’interprête de Rocco, de Tancrède et de M. Klein. Un chauffeur viendra remettre en mains propres à la rédactrice un gigantesque bouquet à l’ancienne. Une dizaine d’années plus tard, Delon lui-même décrochera son téléphone pour joindre la journaliste qui croira un moment que c’était un canular avant de l’écouter monologuer. Déprimé, il avait envie de parler.
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