Si nul cinéaste au monde ne peut se prévaloir d'une légitimité particulière pour adapter Proust, il est certain que Raoul Ruiz n'est pas un mauvais choix. Sa profonde altérité culturelle joue d'abord en sa faveur, qui a épargné au Chilien le complexe spontané des cinéastes du cru. Mais surtout, il y a dans le cinéma de Ruiz, et depuis ses origines, un goût très prononcé pour l'expérience scénographique complexe, les équations paradoxales, la quête d'un cinéma presque mathématique, philosophal et alchimiste; toutes gymnastiques a priori bienvenues quand il s'agit d'attaquer la Recherche, ce comble de la littérature qui a laissé Losey et Visconti, entre autres, sur le seuil (Schlöndorff a cru y pénétrer, et reste seul à le croire). (Lire aussi page 31).
On retrouve donc bien, dans le Temps retrouvé, dernier volume de l'oeuvre auquel il s'est cantonné, certains de ces talents ruiziens en propre, dont on se dit plus d'une fois qu'ils s'harmonisent agréablement, sinon coïncident, avec les défis permanents lancés par l'écrivain et par le narrateur. Entre peintures et anamorphoses, rêves méliessiens et mécaniques théâtrales, Ruiz ritualise presque graphiquement l'échiquier social infini tissé par Proust dans quelques scènes toujours subtiles, souvent envoûtantes, mais qui ne parviennent que rarement à s'assembler: on perd ainsi à la fois l'espèce de continuum sidéral du livre, qui permet à l'oeuvre de tenir, et la saveur particulière qu'y prend, du coup, la «révélation» finale.