Cette nuit, Jean-Yves Lambert n’a pas trouvé Morphée. «Ça m’arrive souvent quand je suis interpellé par un bouquin ou un film. C’est pas que je sois angoissé, mais certaines idées m’entraînent assez loin», dit-il entre gorgées de verveine et tafs de blondes. Chaque matin, Lambert se réveille Lafesse. Qui téléphone à la famille Toutlemonde, dès potron-minet, sur les ondes radiophoniques et chatouille encore monsieur et madame Larue, l’auriculaire levé en guise de micro, sur le bitume devant une caméra de Canal +. Car ici-bas, on peut gagner sa vie à tirer des sonnettes et à débiter des sornettes.
Dans son appartement du IXe arrondissement parisien trône un immense aquarium high-tech. Pour l’heure, il regarde vivre les pierres de l’océan Indien. «Je l’ai depuis deux mois. Le milieu s’installe. Quand il sera équilibré, j’y mettrai des poissons et des coraux autorisés.» Aujourd’hui, si le Breton ouvre ses portes, c’est que Lafesse ne rechigne plus à lever le voile sur Lambert, 43 ans, poli et sociable, tendre et complexe, qui, après vingt ans de «déconne», achève l’écriture de son premier long métrage. Qui se cache alors derrière le poil à gratter du PAF, qu’un sondage a classé animateur radio le plus populaire auprès des moins de 35 ans ? Est-ce le prématuré de deux mois qui aime à s’immerger visuellement dans l’élément liquide ? Est-ce l’enfant qui a assisté aux premiers pas lunaires sur les genoux de son père «Il m’a dit : “Quand tu auras vingt ans, tu y iras aussi”»? Ou celui qui regarde sa chienne Petula mourir dans ses bras ? Est-ce l’homme qui a vécu ses trente-cinq premières années «quasi autiste, incapable de parler de moi, d’ailleurs je ne me souvenais pas de la moitié de mon enfance», et qui, à l’aide d’une psy, s’emploie à plonger dans sa mémoire ? Ou est-ce le père de deux filles qui, après avoir partiellement enterré la hache de guerre avec lui-même, en pince pour la survivance des espèces ? «Je ne pensais jamais avoir d’enfants. J’étais persuadé qu’avec tout ce que j’avais vécu, je paierais... J’avais même pensé à adopter.»
Survivant, Jean-Yves Lambert l'est assurément. Né à Pontivy (Morbihan), l'ado est déjà «allumé». «Je m'ennuyais dans ce Centre-Bretagne. Alors, j'ai fait le con.» Déjà. «Tous les jours, j'étais au commissariat. Je traversais les magasins à vélo, j'enfermais les profs à clé. En sixième, j'ai été viré une semaine pour avoir défilé en gueulant "Mort à de Gaulle". Puis, à quatorze ans, la dope est arrivée. Pétards, triclo, acides... On en a même inventé.» La drogue, son unique passerelle d'alors sur l'extérieur, avec les bouquins et la radio. «On a repeint des statues, attaqué la gendarmerie. Une fois, je me suis accroché quelques heures à un sapin, en pleine nuit, pour ne pas être aspiré par le cosmos. Une autre, ma mère m'a surpris à 4 heures du mat' à parler avec des bigorneaux, la tête dans le frigo. Parfois, elle venait me chercher à l'hôpital. Je ne comprenais pas ce que je faisais.»
Le lycée abandonné – «j’étais trop défoncé» –, Jean-Yves Lambert se sèvre, «tout seul», dans une abbaye. Puis rejoint une organisation catholique, «sectaire», qu’il fuit : «Le directeur de conscience m’avait peloté.» Après sept mois de service national à Djibouti, il est rapatrié : «La nuit, je me faisais tabasser quand les mecs rentraient bourrés après avoir été aux putes. Moi, je restais pour bouquiner. Ils ne supportaient pas. J’ai échappé de peu au viol.» Une dernière frasque en caserne : «Une nuit de garde, j’ai peint “l’armée refuge d’alcoolos et d’obsédés” sur une guérite. Mis au trou, j’y ai foutu le feu.» Réformé. Enfin. Il traverse la Manche, période punk, étudie l’anglais et la Guinness pendant un an. Puis retrouve la Bretagne, découvre l’usine et passe le permis de conduire. «Avant d’y aller, je me suis déstressé dans un pub. J’étais tellement saoul que la patronne m’a enfermé pour m’empêcher d’y aller. J’ai réussi à m’enfuir, mais je ne me souviens pas être monté dans la voiture. Je suis revenu au bistrot avec le papier rose. L’examinateur devait être aussi bourré que moi.» Première grande imposture. La seconde : le bac, en candidat libre. «Il fallait que j’arrête mes conneries, non » Non. «En philo, j’ai inventé des auteurs. La réalité, c’est 1% du prisme, non? Alors pourquoi ne pas raconter des histoires qui nous mènent ailleurs?» Le voilà en fac de cinéma. Cours magistraux. Ennui. Puis deux ans en école de réalisation, durant lesquels il participe à un film. «Un jour, une caméra est tombée sur quarante figurants. Personne de l’équipe n’est venu les voir à l’hôpital. Ça m’a dégoûté du milieu.»
1981. La gauche ouvre la bande FM. Jean-Yves Lambert répond à une annonce de Carbone 14 dans Libération. Emission de nuit. «La détresse des gens. La découverte d’un monde inconnu.» Happé par le goût des autres, le comique est en phase de maturation. «Il fallait dépasser cette misère. Trouver des pistes pour en sortir, la brutaliser, la tourner parfois en dérision pour trouver des réponses.» Lafesse naît. «Ce nom, je l’ai trouvé un soir de bringue, se rappelle ce chantre de Desproges. Ce n’était pas provocateur. Plus tard, j’ai appris qu’en breton, cela voulait dire “la foi”.» Ses impostures sur Nova, puis Europe 1 et 2 imposent une voix au grand public, ses improvisations sur Canal + livrent un visage. «Je n’ai jamais voulu construire un personnage connu. Dans la rue, j’ai découvert un monde surréaliste. Je voulais juste raconter des histoires. Ça m’a fait rire. J’ai continué. C’est aussi con que ça.»
Pourquoi Lafesse se moque-t-il du petit peuple, lui qui «a toujours voté à gauche, alors que si je votais pour moi, je voterais à droite pour payer moins d’impôts» ? Réponse : «Scapin ne se moquait pas seulement de la cour, mais aussi des roturiers.» Quelques centaines de mètres avec lui dans la rue, des gestes amicaux à son passage, et on comprend. «Je suis devenu un copain, quel que soit l’âge ou la catégorie sociale.» Lafesse beauf, vulgaire, méchant ? «Je fais du comique social, sans chercher à nuire. Juste à faire un bon gag. J’ai juste dû prendre trois ou quatre baffes en vingt ans. Il y a un jour où j’ai été menacé par une association d’anciens combattants après m’être fait passé pour la mère du soldat inconnu.»
Et, à peine Jean-Yves Lafesse a-t-il le temps de figer son rire pour évoquer son film – «ça commencera dans un aquarium et finira dans un clapier» – que Jean-Yves Lambert le terrasse pour tendre l’index, l’air grave : «Cet aquarium, c’est ce qui nous restera pour pleurer quand on aura tout détruit dans la mer.»
Jean-Yves Lafesse en 10 dates
1957 Naissance à Pontivy (Morbihan). 1960 Premier souvenir d’enfance. Une manifestation paysanne est violemment réprimée par les CRS devant sa fenêtre. 1968 Sa chienne Petula meurt dans ses bras après avoir été renversée par une 2 CV de bonnes sœurs. Mai 1968 Renvoyé du collège pour avoir crié «Mort à de Gaulle». 1970 Mort de son lapin Sam. 1977 Passe et obtient le permis de conduire en état d’ébriété. 1978 Obtient le bac en inventant des auteurs de philo. 1981 Débute à la radio Carbone 14. 1983 Première rencontre avec Pierre Desproges. 2000 Installe un aquarium récifal de 1 200 litres dans son salon.
Mise à jour : portrait republié vendredi 23 juillet à midi à l’occasion de la mort de Jean-Yves Lafesse.
Nécro