Le Théâtre Antoine, boulevard de Strasbourg, présente des pièces convenables, jouées par d'excellents acteurs; dans le hall trône le portrait de la directrice des lieux, affublée d'un chapeau ouvragé comme aiment en porter les grandes bourgeoises. On a peine à imaginer que, entre ces mêmes murs, le public cria «Vive l'anarchie! Vive la Sociale!», certains soirs houleux. «Des gens hurlaient, montés sur leurs fauteuils, tandis que des amis de la maison applaudissaient furieusement; j'en ai aperçu deux enjambant le balcon et se laissant tomber de tout leur poids sur un adversaire. A la sortie, une demi-heure après, on s'invectivait encore sur le boulevard de Strasbourg», racontait André Antoine dans Mes souvenirs du Théâtre libre. La bagarre saluait la création, en juin 1890, d'une pièce en un acte écrite par Georges Darien et Lucien Descaves, les Chapons, une satire au vitriol de la lâcheté des gens convenables.
Cette pièce ouvrait un recueil, le Théâtre de contestation sociale autour de 1900, publié il y a quelques années (chez Publisud) par un collectif de quatre chercheurs militants, dédié «aux militants de la Sociale». C'était un livre manifeste qui pointait du doigt l'absence quasi totale, et lourde de sens, du théâtre anarchiste dans les histoires du théâtre français. Jonny Ebstein, Philippe Ivernel, Monique Surel-Tupin et Sylvie Thomas enfoncent le clou en publiant la première anthologie du genre (trois tomes, 35 pièces!) sous le titre: Au temps de l'anarchie, un théâtre