Trieste envoyé spécial
Jusqu'au dernier moment, la ville reste invisible. La mer aussi, que l'autoroute longe trois cents mètres au-dessus, à travers les bois de chênes-lièges. Trieste n'apparaît que lorsque la route se met à dévaler les flancs caillouteux du Carso, ce plateau calcaire qui surplombe l'Adriatique d'Udine à la Croatie. En bas, tout est gris métallique, la mer, la brume, les grues, les jetées, les tankers immobiles dans la rade.
Cette occultation géographique de Trieste résonne avec son éclipse historique. Qui sait que ce port un peu assoupi a été un poumon de l'Europe, le seul débouché maritime de l'empire austro-hongrois, le carrefour de trois mondes, l'italien, le slave et le germanique? Toute la ville porte la trace de cette ancienne grandeur: la taille du port, les larges avenues rectilignes, les immeubles cossus. Zone frontière, elle témoigne aussi de ce mélange d'influences. Tous les styles s'y superposent, baroque, empire, néoclassique, Art nouveau. Stendhal, qui y fut consul et s'y ennuya, n'y reconnaissait pas sa chère Italie: l'hiver, souffle la sibérienne bora, le slovène s'y parle couramment et les «buffets», où l'on mange debout de la choucroute fumante, y côtoient les trattorie et les cafés viennois.
Mitteleuropéenne. Est-ce cette ambiance mitteleuropéenne qui séduisit James Joyce, au point qu’il s’installe à Trieste en 1905 et y vive jusqu’en 1920? Selon ses biographes, l’écrivain irlandais y trouve des ressemblances avec Dublin: à la fois z