La Havane envoyé spécial.
Un jour, à La Havane, un ami parle à Félix de Pierre Bourdieu. Il lui prête deux livres édités en Espagne, le défunt sociologue est absent à Cuba. On est en 1997. Félix est étudiant en sciences sociales et politiques. Il est noir, vit dans un quartier excentré de la capitale, sans téléphone comme de nombreux Cubains. Il prépare sa thèse sur la culture cubaine dans les années 20. Les bibliothèques ont été souvent pillées, les livres amputés. Félix photocopie ou recopie tout ce qu'il peut trouver de Bourdieu chez les uns ou les autres, souvent par fragments : les livres circulent, mais faiblement. Des écrivains que le régime aime peu étaient naguère censurés : ils sont désormais publiés une fois, sans second tirage, réduits à l'état de confidence. Tout est devenu plus souple et plus subtil. Zoé Valdés est introuvable, mais La Gaceta, la revue littéraire cubaine, critique intelligemment son roman, le Néant quotidien. Judith Pe-rez, écrivaine non publiée depuis dix ans pour avoir soutenu une femme emprisonnée, explique : «L'amateur de livres doit travailler dur pour obtenir ce qu'il cherche, comme on cherche de l'huile ou du shampoing quand on n'a pas de dollars.» Félix, lui, a trouvé son sociologue. Il énumère avec précision ses concepts, ses règles. «Sa mort a dû vous rendre triste», remarque-t-on. «Comment ? Pierre Bourdieu est mort ?» Il reste sans voix, pris dans son isolement.
Vieille habitude. Il existe à Cuba des milliers de Félix. Ils ont été édu