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Libération

Ronde de nuit

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publié le 27 octobre 2006 à 23h50

Rembrandt a peint quelques hommes au turban. Ce sont des notables orientalisés. Ils montrent leur étoffe, leur richesse. Dans quelle panoplie peindrait-il aujourd'hui les notables à costume sombre ­ un Pinault, un Bolloré, un Rothschild ? Quel est le rêve qui nous menace le moins, qui nous séduit le plus ? Les hommes de Rembrandt ont vécu. Le relief de leurs chairs s'épaissit dans l'ombre des tissus et de la pâte, puis sous la lumière : des projecteurs sans animateur ni public jettent leurs faisceaux nuancés sur les visages et les mains. L'un de ces hommes est installé dans l'exposition temporaire que la Gemäldegalerie de Berlin consacre au peintre, à l'occasion de l'anniversaire de sa naissance (en 1606). Il a une telle présence que, comme la plupart des autres portraits occupant la pénombre des deux salles, il fait vite sentir tout le poids et les plis de la vie qui vous manque. Corps et regard font le vide autour de soi, puis en soi. Ils déposent un sentiment étrange, entre euphorie et tristesse. Ce sentiment pourrait bien être une conscience sauvage, bien qu'amicale, de la fragilité. Vous sortez stylo et carnet pour noter ce que cet homme vous donne ­ pour y résister. Vous le regardez vivre en vous. A cet instant une voix dit, assez fort : «Nicht schreiben ! Verboten ! Verboten !» L'une des gardiennes vient de vous apprendre qu'il est interdit d'écrire devant Rembrandt. Prendre des notes, pour quoi faire ? La peinture rend si sensible qu'il est probablement inutil