Comme le comprirent très vite les maîtres impressionnistes qui s’emparèrent de sa vitesse démoniaque, de ses fumées infernales, de ses locomotives titanesques et même de ses gares, le développement du chemin de fer fut l’essence de la modernité de cette époque, une formidable promesse de progrès et de liberté. Le train réunit les lointains, compresse le temps et dilate l’espace, remodèle le cœur des villes et rapproche les hommes. Mais l’Orient-Express n’assuma pas vraiment ce rôle. Jamais il n’y eut train plus antimoderne, plus complaisant avec la nostalgie, plus en quête d’un Orient orientalisé, c’est-à-dire passéiste, mythique, largement imaginaire.
La destination était importante bien sûr: au sens strict, l'Orient-Express roulait de Paris à Istanbul, avec des prolongements jusqu'à Ankara, Alep, Bagdad et même Le Caire. Le trajet et ses aléas comptaient aussi. Mais la première étape du voyage et sa quintessence, c'était le train lui-même. Il était l'âme du périple, sa raison d'être. «Car, souligne la philosophe et psychanalyste Elsa Godart (1), bien plus qu'une invitation au voyage, il incarne le "tout est possible", du meurtre qui alimente les œuvres d'Agatha Christie aux coups de foudre et autres passions qui prennent corps sur les rails ; entre pulsions de mort et pulsions de vie, c'est tout un concentré d'existence qui se joue le temps d'un trajet.» Pas question, ici, de kilomètres avalés à un rythme trépidant. «Il s'agit, ajoute-t-elle,