
(Le shopping coûte moins cher qu’un psychologue): ce slogan publicitaire, utilisé par une marque de prêt-à-porter féminin, en 2012, laisse à penser que le fait d’acheter quelque chose pourrait avoir des fonctions thérapeutiques et souligne le rapport passionnel et personnel que l’on peut entretenir avec la consommation. Qu’est-ce qui alimente le désir de consommer ?
Au-delà des critiques du capitalisme et de l'individualisme auxquelles l'analyse de la consommation est souvent liée, le dernier numéro de la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) intitulé Consommer, donner, s'adonner (1) s'intéresse à la dimension du don que revêt le fait d'acheter quelque chose, avec toutes ses ambivalences et ses ambiguïtés.
Pour Alain Caillé, sociologue et directeur de la publication de la revue, la consommation peut être aussi en lien avec le partage, avec l'expression d'une singularité voire avec une «dynamique de la vie».
«Consommer, c’est donner» : c’est une provocation…
Nous avons voulu sortir du registre habituel disant que la consommation c’est mal, pour nous intéresser aussi aux liens entre le fait d’acheter quelque chose et l’esprit du don. Jusqu’à présent, la consommation a été pensée de deux façons majeures. La première s’attache au besoin. Les êtres humains sont vus d’abord comme des homo œconomicus qui cherchent les moyens de satisfaire leurs besoins matériels. La seconde souligne l’importance d’afficher par la consommation son statut social, ce que l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen appelait la consommation ostentatoire (2), ou Bourdieu, la distinction. Nous ne nions pas ces deux réalités mais nous avons cherché à les relativiser pour mieux comprendre ce qui nous pousse à acheter. La participation au don et à la donation apparaît alors fondamentale.
L'anthropologue Mary Douglas et l'économiste Baron Isherwood montrent, dans le Monde des biens (3), qu'un grand nombre de choses que nous achetons ne sont pas vraiment pour nous mais pour satisfaire nos obligations rituelles et tenir notre rôle de donateur: bien recevoir les amis, fêter les anniversaires, aider les enfants ou les parents… Nous avons l'obligation de faire vivre tout ce tissu de dons et de contre-dons qui fabrique l'existence sociale. Il n'est pas évident de chiffrer la part de ce que l'on donne ainsi. Quand on achète un beau mobilier pour son appartement, est-ce pour soi ou est-ce pour le montrer et en faire bénéficier ceux qu'on reçoit? Pas facile de démêler l'un et l'autre. à certains égards, il y a aussi une dimension de don à soi-même.
Dans l’acte d’achat, n’y a-t-il pas avant tout une part égoïste ?
C'est évident pour la plupart des cas. Mais ce que montre le poète et philosophe Henri Raynal dans l'ouvrage, c'est qu'il y a une autre dimension. Il parle de la «coquette» qui est bien sûr superficielle et narcissique mais pas seulement : en amont de son plaisir personnel, il existe un plaisir intrinsèque de participer de quelque chose de beau qui est le courant de la vie même. Selon lui, le paraître peut être de l'ordre du poétique, c'est-à-dire qu'il s'oppose dans certains cas à l'utilitaire, dans l'arrangement d'un repas, de la maison ou des vêtements, ce qui va à l'encontre de toutes nos idées négatives sur la consommation. Jouer un rôle d'ordonnateur de la beauté, du plaisir ou de la convivialité, est un élément souvent occulté. Dans le monde animal, on observe aussi une espèce de jubilation de l'apparaître. Le paon qui fait la roue, par exemple : la majorité des biologistes voudraient réduire ce spectacle à des pulsions purement fonctionnelles et reproductives, mais si on regarde de plus près, c'est aussi de l'ordre d'une manifestation au monde.
Le fait de consommer est souvent perçu comme une aliénation. En quoi cela peut-il s’inscrire dans «une dynamique de la vie» ?
Il est difficile de distinguer la consommation légitime qui permet à chacun d'affirmer son individuation, de se réaliser comme être pleinement humain dans sa singularité, de la consommation délétère qui participe de l'hubris, c'est-à-dire d'un désir fantasmatique de toute puissance. Mais la consommation, dès lors qu'elle est consciente d'elle-même, contient un désir de participer à la vie dans son flux. Dans le don, on fait circuler des biens, des présents, on en donne, on en reçoit… Il s'agit d'une circulation horizontale entre des personnes qui manifestent des degrés divers d'amitié ou d'inimitié, des degrés d'alliance ou de séparation. Dans la donation qui se distingue du don simple, on s'adonne à une activité, à l'art, au sport, cela dépasse le cadre strict des rapports aux autres, c'est un rapport à l'infini, au devenir qui est le propre de la vie. La formule de Nietzsche «devenir ce que l'on est» signifie qu'il faut retrouver une sorte d'essence perdue. Je crois qu'il faut l'inverser. Notre seule essence, c'est de vivre, d'affronter toutes les difficultés de la vie, d'être ce l'on devient.
La tyrannie des marques et de la publicité ne remettent-elles pas en cause cette vision philosophique ?
Le problème du monde moderne c'est que l'argent et la consommation incarnent la vie par excellence. On revient ici à la consommation ostentatoire. L'anthropologue et militant David Graeber explique dans son dernier livre, Des fins du capitalisme (4), l'origine du mot consommer qui veut dire consumer, c'est-à-dire que dans la consommation, il y a une idée de destruction. Finalement, on ne vise pas l'utilité, il y a une espèce de jubilation qui au-delà de l'utile a une part de passion. Dans notre univers marchand, les figures de donateurs traditionnels – parents, maître d'école, médecin – s'estompent et les marques prennent le relais. Les gens et en particulier les adolescents, entretiennent avec les marques des relations de personne à personne, comme si les marques leur donnaient quelque chose et comme si on leur devait quelque chose. Elles servent ainsi de vecteurs de lien social, pour le meilleur et pour le pire… Notre attachement aux marques n'a rien d'utilitaire, une paire de lunettes de soleil Ray-Ban a la même utilité qu'une autre paire de lunettes de soleil. Et au-delà des questions de statut social, c'est aussi une relation fantasmatiquement personnalisée qui nous lie à elles.
La consommation semble inopérante pour relancer nos économies, mais peut-on aujourd’hui se désintoxiquer réellement de la consommation ?
Le philosophe Dany-Robert Dufour nous rappelle dans l’ouvrage que la société de consommation a été inventée en réponse à la crise de 1929 et il émet l’hypothèse que la crise de 2008 marque le début de la fin de ce modèle. La croissance ne reviendra pas dans les pays riches, c’est structurel, et même si elle existe encore un peu, elle n’est écologiquement pas tenable. Avec la crise, la question du besoin réapparaît, et le souci de propriété diminue, on a moins le souci de posséder une voiture, on la partage. Il est évident que la consommation de partage va se développer. Nous n’avons donc pas d’autres choix que de nous désintoxiquer. Il faut réinventer les modes de vie d’une société post-croissante vers laquelle nous nous acheminons.
Le partage et la gratuité sont aujourd’hui récupérés par le capitalisme. La société de consommation semble avoir encore de beaux jours devant elle…
On est encore dans l'hubris généralisé. Ce capitalisme rentier spéculatif qui s'appuie sur le consumérisme fait des ravages partout, la preuve en est l'extraordinaire explosion des inégalités. Le désir d'avoir plus que sa part, de devenir incommensurable aux autres, de montrer que l'on échappe à l'humanité ordinaire. La question est de savoir dans quelle mesure cet hubris qui favorise la société consommatoire, interdit la vraie vie. La prise de conscience qu'il y a urgence à réinventer une société civique mesurée progresse et il faut la faire avancer. Se donner les moyens de recréer une vie plus humaine. L'un des objectifs du Manifeste convivialiste (5) signé par une soixantaine d'intellectuels alternatifs connus, est de trouver des pistes pour arriver à une régulation des inégalités qui soit un peu plus sup- portable. Tout le monde vivra mieux, y compris les riches, s'il y a moins d'exacerbation des désirs et donc moins de frustrations.
De nombreuses marques comme Google ou Apple fonctionnent à l’idée de la gratuité. Là s’opère une récupération du don comme arme de guerre absolue. La marque se montre donatrice : Apple apporte le progrès et l’innovation, Google donne tout gratuitement. Or, comme le disait Marcel Mauss, le don est l’instrument du pouvoir. D’où les ambiguïtés de cette idée d’une consommation gratuite. Il est donc fondamental de donner aux gens la possibilité de donner, de ne pas être dans une asymétrie totale qui est dévastatrice. La bonne consommation se trouvera dans cet équilibre retrouvé.
(1) Editions La Découverte, 255 p., 24 €.
(2) Thorstein Veblen, «Théorie de la classe de loisir», Gallimard, 1979.
(3) Mary Douglas, Baron Isherwood, «Pour une anthropologie de la consommation : le monde des biens», éditions du Regard, 2008.
(4) David Graeber, «Des fins du capitalisme : Possibilités I : hiérarchie, rébellion, désir», Payot, 2014.
(5) «Manifeste convivialiste», Bord de l'eau, 2013. lesconvivialistes.fr