Avec une tête de beau gosse pareille, il aurait dû être acteur. Ça a failli, d'ailleurs. A 7 ans, il voulait être Bruce Lee. «Pour me battre comme lui et pour faire des films comme lui.» Malgré un lointain cousinage dans la tignasse corbeau et les sourcils charbon, on le voit moyen en Bruce Lee turco-allemand. Non, c'est dans un de ses films à lui que Fatih Akin, 41 ans, aurait été parfait. En chef de bande à la Soul Kitchen, par exemple. Las, cette brillante idée casting ne lui inspire qu'un haussement d'épaules, qu'il a larges et vêtues d'un tee-shirt à la couleur pas plus définie que le bas de jogging accolé, dans une superbe indifférence au décor branchouille du bar où on le rencontre. «Acteur, j'ai essayé. Plus jeune, j'ai fait des petits rôles dans des séries. J'étais mauvais.» Tant mieux, au fond. On y a gagné de beaux films, le sombre Head-On, le vibrant De l'autre côté. Les deux premiers volets de sa trilogie sur «l'amour, la haine, le mal», que clôt aujourd'hui The Cut, épopée doloriste sur le génocide arménien. Son film le plus ambitieux, le plus courageux, le plus difficile, le plus cher aussi. A l'arrivée, peut-être pas le moins bon, mais le moins complexe, le plus mélo. Ecrasé par le sujet ? Fatih Akin fait partie de ces cinéastes qui croient que ce sont les films qui viennent à eux par quelque subite attribution du destin. En l'espèce, c'est une enclume lourde d'un siècle de non-dits et d'un million de morts qui lui est tombée dessus. Evidemment, ça n'a rien d'un hasard. Né en Allemagne de parents turcs, le cinéaste est l'enfant d'une minorité qui se sent autorisée à parler d'une autre minorité. Il est aussi le Turc de l'extérieur, celui qui réfléchit de loin.
Au départ, il souhaitait faire un film sur Hrant Dink, le journaliste de la revue turco-arménienne Agos, assassiné en 2007 en plein Istanbul par un jeune nationaliste. Aucun des acteurs turcs sollicités n'ayant accepté de jouer ce rôle ultrasensible, le cinéaste s'est lancé dans le récit de la longue quête d'un survivant des massacres de 1915. L'œuvre est sortie en Turquie en décembre, dans une vingtaine de salles seulement. Fatih Akin y voit déjà une victoire en soi. La première fois qu'il a entendu parler du génocide arménien, c'était au lycée, à Hambourg. «Je n'y ai pas cru. J'ai interrogé mes parents, qui, comme tous les Turcs de leur génération, m'ont dit qu'une telle chose n'avait pas pu se produire. Aujourd'hui, je crois que tout au fond d'eux-mêmes, ils savaient», remarque-t-il. Le lycéen curieux se documente, trouve des livres. Choc. Le sujet n'en est alors pas un en Allemagne, toute ex-alliée de l'Empire ottoman qu'elle ait été. Il ne l'est toujours pas, au vu du démarrage mollasson du film outre-Rhin. Le cinéaste en éprouve la déception étonnée de l'enfant chéri soudain délaissé : «Je crois qu'ils n'ont pas compris pourquoi je faisais ce film.» Il n'est pas dans l'expiation, ni dans l'accusation. Plutôt dans l'exhumation de l'enfoui. «Ce film, je l'ai d'abord fait pour les Turcs. Je voulais créer de l'empathie, bâtir un pont. La société turque est prête.» Regard de gamin têtu. «Ce n'est pas une question de culpabilité, c'est une question de responsabilité. Avant, en tant que turco-allemand, je me disais "l'Holocauste n'est pas mon crime. J'ai mon propre génocide à affronter." Aujourd'hui, je me dis que l'Holocauste comme le génocide arménien sont de notre responsabilité à tous. Pas en tant que Turcs ou Allemands, en tant qu'humains.» De même, il voit l'Etat islamique comme le sanglant syndrome d'un monde malade depuis longtemps. «La vraie question, c'est celle des racines du mal. D'où sortent ces vieux fantômes qui se sont réveillés à la chute de Saddam Hussein ? Est-ce qu'il ne faudrait pas remonter à l'Empire ottoman et au découpage de la région par les puissances occidentales ?»
Fatih Akin s'est toujours rêvé cinéaste. C'est venu, enfant, d'un cousin heureux propriétaire d'un projecteur Super 8 et d'une unique pellicule, la Fureur de vaincre (avec donc Bruce Lee). «Je n'ai pas grandi avec Godard et Truffaut, je suis un enfant de la télé. Avec mon frère, on voyait surtout des films d'action des années 80.» La famille habite dans une banlieue de Hambourg, un quartier ouvrier d'immigrés turcs et yougoslaves. C'est d'abord le père, pêcheur à Trabzon, sur la mer Noire, qui arrive en Allemagne, en 1966. Il a 22 ans, trouve du travail dans une usine de savons. «Il pensait y rester deux ans le temps de gagner de quoi s'acheter un bateau à moteur en Turquie. Il n'est jamais reparti.» La mère, une professeure stambouliote, sera dix ans femme de ménage à Hambourg avant de devenir institutrice. Chaque été, la famille passe les vacances en Turquie. A la sortie de son école d'art à Hambourg, le poulain trace droit sa route. Des scénarios, des courts métrages, un premier long. Il fait aussi barman et DJ, écume le Hambourg underground, les salles de boxes et d'arts martiaux. Il se débrouille encore pas mal comme ambianceur sur les tournages, aux dires de Tahar Rahim, l'acteur français qui joue le héros de The Cut : «Ce mec, c'est une rock star ! Sur le plateau, c'est le capitaine, le coach, le DJ. Il aborde le métier comme un boxeur, chaque jour, c'est un nouveau round. Il est à la fois humble et supervivant.» Le tournant est venu avec Head-On, ours d'or au Festival de Berlin 2004. De petit immigré qui en veut, il passe enfant prodige du cinéma allemand contemporain, fougueuse incarnation d'un multiculturalisme réussi. Lui, en saute frontières, laisse au vestiaire la question de l'identité, ne se connaît qu'une seule nationalité, pas trop regardante sur l'état civil, le cinéma. Imperméable au syndrome du «ni d'ici ni de là-bas», il choisit goulûment les deux : ici et là-bas.
Contrairement à ses parents, il n'a pas foulé un tapis de mosquée depuis des lustres et s'en porte très bien. Pour le coup, ça l'arrange d'être allemand. «En Turquie, être laïque vous catégorise comme opposant. Mais je n'ai rien à voir avec l'opposition ! Si je pouvais voter là-bas, je ne saurai même pas pour qui.» Il parle l'allemand à ses deux enfants de 2 et 9 ans, langue qu'il maîtrise mieux que le turc. Leur mère, réalisatrice de documentaires, est mexicano-allemande. Cinéphile vorace, Fatih Akin regarde de tout, tout le temps. Des films chinois, coréens, roumains, mexicains. Côté français, il admire Jacques Audiard, Leos Carax, Kassovitz première époque. «Dans les dix films que j'emporterais sur une île déserte, il y aurait la Haine.» Mais son seul vrai père de cinéma, celui qu'il met tout là-haut, c'est Scorsese. «Pas seulement pour sa manière de filmer, mais aussi pour sa manière d'appréhender au cinéma son statut d'immigré italien dans une grande ville, le choc entre l'Ancien et le Nouveau Monde.» Fatih Akin ne sera jamais Bruce Lee, tenons ça pour acquis. Il a dû arrêter les arts martiaux à cause d'un genou mal en point. Mais il continue à faire des films. Il écrit le scénario d'une histoire d'amour à Berlin. Dans l'Allemagne d'aujourd'hui, celle qu'il aime, celle qu'il connaît le mieux.
En 5 dates
1973 Naissance à Hambourg.
2004 Sortie du filmHead-On.
2007 De l'autre côté.
2009 Soul Kitchen.
2015 The Cut.