Au-delà d’un plan Vigipirate activé et de la présence de vigiles qui inspectaient les sacs à l’entrée, la semaine des défilés masculins automne-hiver 2015-2016 a suivi son cours, presque comme si de rien n’était. De mercredi à dimanche, une centaine de marques ont présenté leurs collections. Sans pour autant sacrifier au catalogue (ir)raisonné et (in)exhaustif, voici quelques constantes de cette Fashion Week très probante.
D’abord, on remarque que le soir, à défaut d’avoir vécu, est désormais une portion vraiment congrue du vestiaire masculin, hormis de très beaux exemples chez Dior Homme ou Dries Van Noten. L’homme se fiche des habits d’apparat, jette son dévolu sur des tenues plus pratiques, la césure soir-jour paraissant dépassée. La garde-robe actuelle est tout-terrain, pragmatique, urbaine et active. Et, surtout, elle est un uniforme pour arpenter (élégamment et en godillots) un monde cabossé. Aux pieds des garçons, beaucoup de grosses chaussures, souvent des baskets, mais aussi des boots, des santiags. Au cou, les écharpes se déclinent dans toutes les tailles, mais surtout XXL, au point de se transformer en plaids bien douillets. Ce qui marque la mode masculine contemporaine est sa faculté à entremêler le très portable avec l’original, le très chic avec l’assumable en public (et dans la rue). En somme, d’innover sans ennuyer, de bousculer les codes de la virilité avec subtilité. Passage en revue des différentes sensibilités vues à l’œuvre à Paris.
Les lyriques
Certains créateurs ont l'art de diffuser une force poétique qui dépasse le simple vêtement. Cela se traduit par le show en lui-même, mais surtout par une atmosphère qui a quelque chose d'un cocon où l'assistance se sent en communion. A l'image de Haider Ackermann, au Palais Galliera, où, sur fond de violons, les mannequins (dont quelques filles) se sont alignés avant de rejoindre le bar et de se mêler au public. Avec leur allure de néo-moujiks, ils donnaient à l'affaire, qui reste in fine un exercice de com, une tournure de réunion entre esprits éclairés et allurés. Chez Givenchy, un défilé plus classique, mais un podium de paillettes rouges entouré de mobilier ancien et d'animaux empaillés. Le décor annonçait la couleur, ultragothique à souhait. Un cortège de mannequins (dont quelques filles là aussi) débarqua, dark en costumes classiques, lèvres (faussement) cousues, les visages maquillés intégralement (en hommage au Joker). Un éphèbe noir avait le visage et les bras tachetés, façon léopard, de strass vermillon. Etonnant, non ? Chez Dries Van Noten, au poignant Be My Baby de la bande-son, on avait envie de répondre «oh, oui !» tant ces jeunes hommes à coupes Beatles dégageaient un chic orientalisant renversant. Mention spéciale aux manteaux à incrustations argentées et à toutes les pièces, empreints d'une grandeur cérémonielle.
Les décontractés
Si vous exigez vraiment une tendance, la voici : l’heure est à l’aisance, au confort, au mouvement, au garçon bien dans ses baskets (même s’il a le teint globalement cireux). Le Britannique Kim Jones en a fait sa ligne joyeusement directrice chez Louis Vuitton, avec une cohorte de néomontagnards en manteaux de peaux, grosses chaussettes blanches, pulls moelleux. Dans un genre très différent, le tandem Humberto Leon-Carol Lim a dessiné pour Kenzo une collection jalonnée d’imprimés, de matières souples et plastiques. Les parkas ou K-Way se portent avec des ensembles fins et bariolés. Aux bras, on note de très curieuses besaces qui ressemblent à s’y méprendre à des sacs-poubelle en polyéthylène. La gamme chromatique était également explosive chez Margiela, avec un tropisme glam : tops en résille, pulls à paillettes, boléro en vinyle, imperméable couleur bouton-d’or. Ces douces folies côtoyaient des classiques somptueux, notamment en cuir, tel un inoubliable trench indigo. Comme chez d’autres marques de cette humeur «cool», la femme peut aisément y piocher. Dans le vestiaire Paul Smith, par exemple, doucement géométrique avec la pyramide en modèle récurrent. Mais rendons à César ce qui est à Nichanian : cette masculinité détendue, la créatrice française la distille chez Hermès depuis son arrivée, il y a plus de vingt-cinq ans. Samedi soir, elle a continué dans sa superbe ligne avec des hommes fins qui se promenaient délicatement dans des ensembles en matières luxueuses (on est chez Hermès, quand même).
Les cérébraux
Le Belge Raf Simons est le prototype du créateur Shiva, à même d'assurer brillamment le côté féminin du géant Dior tout en maintenant sa marque personnelle comme un laboratoire du style masculin. Comme si le voir à l'œuvre se méritait, il a fait se déplacer le fashion circus en banlieue, dans un entrepôt d'Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), par une soirée polaire, déclenchant quelques commentaires énervés (d'invités peu habitués à traverser le périph). Il y a mêlé silhouettes classiques et expérimentations, comme à son habitude, au cordeau. Pas de défilé pour la marque japonaise Sacai, mais un manège de mannequins, les invités allant et venant à leur guise. Sur les garçons, des tenues assez sombres, utilitaires : chapeau haut-de-forme ramolli, pantalons ou parkas camouflage, doudoune portée sous un manteau de laine grise chinée. Au musée de la Chasse et de la Nature, Acne organisait lui aussi un microdéfilé pour sa très belle collection qui poursuivait la logique de la marque, soit du conceptuel désirable et que l'on a aucun problème à essayer en boutiques. Comme ce manteau moutarde à empiècements en cuir. Christophe Lemaire a délibérément amputé le nom de sa marque pour la résumer à un simple Lemaire. Ce pourrait être anecdotique, mais on peut aussi y voir l'affirmation d'une ligne toujours plus claire. Sa sobriété élève le vestiaire le plus évident, parkas, cols roulés et pantalons taille haute, dans des couleurs de saison (kaki, noir, gris, taupe, crème). Comme quoi, cérébral n'est pas synonyme de bâillements. Dans le genre complètement décoiffé, le facétieux Walter Van Beirendonck joue du plastique, des transparences, de sautoirs en forme de plug anal.
Les démiurges
Dans le calendrier, certaines propositions s'imposent. Pas nécessairement évidentes ni même obligatoirement commerciales, elles frappent par leur cohérence et la force de leur intention. Cela a été le cas de Kris Van Assche chez Dior Homme, qui a saisi d'emblée avec des dizaines de musiciens jouant en direct, colonne de tuxedos au milieu du podium. Mais, en termes de fringues, le Flamand a surtout su raconter une histoire : il a imaginé un homme très classique, sortant d'un opéra, qui se muerait graduellement en un être futuriste. Sur les mannequins brindilles (dont certains quasi adolescents), cela donne, après des smokings couverts de badges, des costumes sombres travaillés avec du jean, du jaune en liseré ou en pied-de-poule XXL. Bref, un détournement très juste du tailoring, qui reste une bonne valeur marchande. Mais c'est Rick Owens qui a indiscutablement remporté la palme du show de la semaine. Le spectaculaire Américain à tête de Sioux a enflammé les réseaux sociaux en montrant des quéquettes. Oui, oui, les pénis de certains garçons apparurent à la faveur de manteaux portés renversés (voir les photos du délit sur Internet). Cela dit, ce détail, si coquin soit-il, ne doit pas faire oublier l'essentiel : Owens a ourdi une collection coup-de-poing pour guerriers apocalyptiques envoyant valser toutes questions d'élégance ou de bienséance. Comme si la mode masculine restait une terra incognita.
Photos Emma Picq