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Libération
Grand Angle

Hip-hop Pockemon, figures de crew

Découvert il y a seize ans sur le parvis de l’Opéra de Lyon, le groupe né dans la banlieue lyonnaise a déployé son talent jusqu’à franchir les portes de la prestigieuse institution. Certains de ses danseurs ont aussi travaillé avec Madonna.
Patrick M'bala Mangu, sur le parvis de l'Opéra de Lyon, en 2013. (Photo Sébastien Erôme. Signatures)
publié le 27 janvier 2015 à 17h06

Ils sont partout, sur les scènes avec trois spectacles en tournée, dans les battles, dans la rue. Début décembre, on pouvait voir leur image grand format projetée sur les murs de la place des Terreaux, à Lyon (Rhône). Ils étaient tout de blanc vêtus, avec une gestuelle au top. Seize ans de crew, qui l’eût cru ? Les Pockemon, implantés à Lyon, sont la preuve vivante que les groupes de hip-hop ne se sont pas arrêtés au phénomène de mode de la fin des années 80.

Si certains ont eu la chance d'avoir l'aide d'animateurs éclairés, comme le regretté Marcel Notargiacomo, fondateur de Traction avant (un des premiers groupes mêlant hip-hop et danse contemporaine) en 1984 aux Minguettes, ce ne fut pas le cas des Pockemon. Les portes des MJC et autres espaces culturels leur sont restées la plupart du temps closes, les danseurs refusant de se laisser enfermer dans l'animation socio-culturelle de quartier. Devant l'absence de dialogue sur leur culture - celle du mouvement artistique et revendicatif venu des ghettos américains -, les jeunes d'alors ne comptent que sur eux-mêmes et investissent centres commerciaux, allées, gares ou gymnases. «On avait 16, 17 ans, raconte Riyad Fghani, directeur artistique de la compagnie, et on ne vivait que par et pour notre passion. Cette danse nous permettait de reprendre les espaces confisqués, nous soudait, nous propulsait, nous maintenait en forme physiquement.»

Fan des bestioles japonaises

Alors que, dans les années 90, les formations étaient souvent issues d’une même commune, ce groupe-là s’est construit en réunissant des danseurs de différents quartiers de la banlieue lyonnaise (Vénissieux, Vaulx-en-Velin, Villeurbanne). Une prouesse bien dans l’idée d’un «crew», un mot que l’on peut traduire par «bande, famille, tribu»… Quant à Pockemon, l’appellation vient de Riyad Fghani : son petit frère était fan des bestioles japonaises. Moins strict que dans l’organisation hiérarchisée du krump, le groupe hip-hop, bâti autour d’un noyau, permet des allers-retours, il peut s’élargir jusqu’à 35 danseurs ou se réduire en fonction des besoins, des shows ou autres prestations et compétitions. La porte est ouverte, en somme, avec quelquefois des frictions ou des regrets, mais c’est la vie de famille.

Lilou (alias Ali Ramdani), originaire de Vaulx-en-Velin et pratiquant le kung-fu, s'en est allé, menant ensuite sa propre carrière pour devenir le B.Boy (break dancer) le plus titré de sa génération. Il danse pour Madonna, avant de régler les chorégraphies de la chanteuse tout au long de l'année 2012 et participe à de nombreux clips, dont celui de Kenza Faarah. Pareil pour Brahim Zaibat, lui aussi embarqué par Madonna et qui a présenté en novembre un nouveau show, Rock it All Tour,au Casino de Paris, désormais en tournée. Mais les liens demeurent : «Nous avons toujours fonctionné comme des parents les uns pour les autres, chacun éduque l'autre en fonction de son savoir technique, intellectuel et culturel. Au lieu de dire "tous des enfoirés sauf moi", on met nos expériences en commun parce qu'il y a moyen de s'en sortir ensemble, sur un pied d'égalité, sans hiérarchie.»

C’était déjà comme ça quand on les a découverts, en 1996, sur le parvis de l’Opéra national de Lyon. On pouvait voir leur ténacité, leur obstination à atteindre un mouvement parfait, clean, terminé. Agé aujourd’hui de 35 ans, Riyad Fghani était là, à 15 ans, avec ses potes de la banlieue lyonnaise. Ils avaient enfin trouvé un endroit où s’entraîner, le sol était lisse et, à l’intérieur de l’opéra, on ne leur prêtait aucune intention malveillante, bien au contraire.

Ce ne fut pas le cas de la «canine» (brigade policière avec des chiens). «Ils débarquent, raconte le danseur, encore ému, et ils nous disent de partir, ce que l'on fait, mais on revient en douce. Je me souviens de cette scène hallucinante : un petit était en train de tourner sur la tête et un chien lui a sauté dessus. Je ne sais pas ce qui s'est passé, peut-être qu'on nous avait confondus avec les mecs des pentes de la Croix-Rousse - des dealers essentiellement. Ils sont arrivés avec trois fourgons, il y avait un bordel monstre pour trois malheureux danseurs.»

«Enorme succès à Athènes et à Cannes»

En 2003, c'est la consécration. Pockemon Crew remporte en Allemagne le Battle of the Year, le nec plus ultra du genre où se défient et s'affrontent les meilleurs du monde entier. Serge Dorny, qui venait de prendre la direction de l'opéra, les invite à squatter officiellement le parvis, puis à entrer dans l'établissement pour disposer d'un studio et d'un précieux accompagnement administratif. Yorgos Loukos, directeur du Ballet de Lyon et du festival d'Athènes, s'en souvient : «Quand on les a fait monter dans les studios, ils étaient presque gênés. Ce sont des gens pleins d'idées et d'une grande qualité humaine. Je les ai invités à se produire à Athènes, à Cannes, ils ont eu un énorme succès. Ce sont comme mes enfants, je les adore. Des amitiés se sont créées entre eux et les danseurs du ballet. J'aurais aimé que l'on fasse une création ensemble mais, pour des problèmes de calendrier, cela n'a pas pu se réaliser. Mais l'enrichissement a été réciproque.»

L'histoire des Pockemon est celle de générations successives. La première, avant même la création du crew - fin des années 80, début des années 90 -, a grandi avec comme modèle les créations des anciens, Sobedo, Accrorap, Käfig, et les fameuses et trop tôt disparues Rencontres de la Villette. «Je leur en veux, aux anciens, ils ne nous ont pas guidés, dit Riyad Fghani. On ne savait rien, même pas ce qu'était une association, et on n'avait aucun contact. On prenait un ticket à la Maison de la danse et on voyait ces gens qui nous faisaient rêver. Je respecte leur travail mais, vraiment, je ne leur dois rien du tout.» Cette situation a amené le chorégraphe à mettre sa carrière de danseur de côté pour s'employer à transmettre aux plus jeunes.

«Quand tu as une carte d’électeur…»

La deuxième génération, qui débute autour de 2003, est celle de Lilou et Brahim Zaibat, qui se pointent dans la bande à l'âge de 13 ou 14 ans. Et la troisième, depuis 2011, perpétue encore, surtout en mode battle, la tradition du Pockemon Crew. «Nous avons tous quitté l'école très tôt. On s'enrichit les uns les autres par nos expériences, nos voyages. Nous pouvons dire que nous avons une conscience politique, nous votons, nous sommes tous français, sauf un Malien. Quand tu as une carte d'électeur, la police ne te contrôle pas de la même façon. Je paie des impôts et je suis content.» Il aimerait que plus de femmes rejoignent le crew, mais «c'est vraiment difficile à Lyon, les insultes fusent et des grossières, "gros cul", etc.». La bataille n'est pourtant pas perdue. Epanoui, costaud et sportif, Riyad Fghani a finalement une bonne gueule de Pockemon et un moral d'acier : «On dit qu'on fait de la danse, moi, c'est la danse qui me fait.»