A l'heure où acheter un CD confine à l'anachronisme - ou au geste militant -, impossible de ne pas remarquer l'originalité de l'emballage : une pochette composée recto verso de deux visages féminins, cadrés serrés en noir et blanc, qui s'ouvre en son milieu pour libérer un des albums du premier semestre attendus avec une excitation maximale. Introducing Ibeyi, ce duo soul franco-cubain aussi précoce que sororal, dont le nom revient en effet avec une insistance croissante dans les conversations depuis maintenant plusieurs mois, et qui remplit son carnet de bal live avec une aisance à faire bisquer bien des aîné(e)s : On était juste quelques dizaines plantés devant elles, mi-novembre au Casino de Paris, lorsqu'elles ont ouvert la soirée du festival des Inrocks, dont Damon Albarn était l'attraction majeure.
Crue médiatique. Mais là, la donne a changé : jusqu'au printemps (en attendant la suite), les filles entament une tournée qui va passer par Prague, New York, Chicago, Los Angeles, Berlin, Montréal, Toronto, Barcelone, d'autres dates, dans les jours qui viennent, affichant d'ores et déjà complet à Londres, Manchester ou Paris. Puis viendra le temps des festivals. Nos confrères anglais du Guardian les ont placées sur le sommet de la pile des artistes à suivre en 2015 et il ne faut pas être grand clerc pour voir une œillade prémonitoire dans leur récent passage télé à la rubrique «Presque célèbre» du Grand Journal de Canal +.
«Les retours anglais et américains sont excellents et le Japon les réclame à cor et à cri, mais elles ont un planning tel qu'elles ne pourront sans doute pas s'y rendre avant octobre, explique leur coéditrice, Marie Audigier. Qui ajoute : «Les directeurs artistiques internationaux avec qui j'en ai discuté semblent tous avoir été séduits par leur originalité. Qu'on parle à leur sujet de musique indé-alternative, ou de world-soul, peu importe. Ce qui compte, c'est qu'elles sortent des sentiers battus, dans un pays, la France, où le milieu s'autoformate, comme tétanisé par un marché qui se rétrécit sans cesse, la difficulté de s'exporter et la recherche obsessionnelle du tube qui passera sur NRJ.»
Mais de tout cela, les Ibeyi se disent sincèrement éberluées, gardant toujours en mémoire le seul concert qu'elles ont fait à ce jour en «tête d'affiche», à la Barricade de Belleville - une modeste pépinière parisienne. Ou cette succession de premières parties probatoires (Alice Russell, Angélique Kidjo, Asa, Raul Midón) qui leur ont laissé le temps de voir venir la crue médiatique : «Tu joues trente minutes, ce qui peut suffire pour emballer tout le monde, puis tu assistes gratos à un concert de malades et en plus, on trouve en général des barres de Mars à volonté dans les loges.» Dit comme ça…
Les bougies de leurs 20 ans à peine soufflées, les Ibeyi gardent le tutoiement spontané et un sens du contact d'autant plus agréable qu'il ne fait pas grand cas des enjeux artistico-économiques commençant à planer au-dessus de leurs jeunes têtes. Ouvrons donc les écoutilles à Lisa-Kaïndé, au premier plan, tignasse afro et débit facile, et, légèrement en retrait, sa sœur jumelle, Naomi, cheveux tirés et regard clair, qui égrènent leurs singularités pour mieux affirmer à l'unisson : «La société semble oublier que les jeunes ont des choses à dire. Or, tout ce qui figure sur cet album, c'est nous qui l'avons décidé et joué, à 100%. Nous savons qu'il n'est pas parfait. Heureusement, d'ailleurs, car c'est peut-être aussi ce qui lui confère une forme de beauté et fait qu'il plaira à certaines personnes… Qu'on espère juste assez nombreuses pour pouvoir en enregistrer un autre, plus tard.» Lucides sous des airs novices, les frangines n'ont pas non plus pénétré dans la sphère musicale par effraction. Percussionniste cubain hors pair, leur père, disparu en 2006 à l'âge de 45 ans, s'appelait Anga Díaz ; et leur maman, franco-vénézuélienne, travaille au sein du label Naïve. Autant dire que personne n'a fait vœu de silence dans le clan, où l'on croise à l'occasion Roy Hargrove, Omar Sosa ou Omara Portuondo, aussi bien au domicile parisien que dans les loges peuplées de «musiciens sans cesse occupés à taper sur des trucs».
Chaperon. Gagnées par le virus dès l'adolescence, Lisa-Kaïndé et Naomi enfilent à leur tour le tablier, concoctant chacune leur tambouille, mais pas avec les mêmes ingrédients : la première, fan de «vieille musique et de jazz» qui, seule dans son coin, estime qu'elle ferait «un truc larmoyant que personne n'achèterait» ; la seconde, plus orientée «gangsta rap tout moche». Et les deux convergeant vers une hosanna soul high-tech, translucide et térébrante, qui frôlerait par moments une grâce quasi céleste.
A Lisa-Kaïndé, le chant et le piano ; à Naomi, les chœurs, cajon (caisse péruvienne) et batas (tambours des cérémonies sacrées cubaines). Plus sensibles aux aspects culturels que cultuels, les filles préfèrent toutefois parler de «croyances plus que de religion» quand elles précisent avoir été initiées dans le ventre de leur mère au culte yoruba - Ibeyi étant le nom des dieux jumeaux dans cette matrice du vaudou. L'album, comme leurs concerts, débute sur Eleggua, un rituel de la Santeria (le vaudou cubain, dérivé de la religion yoruba) dédié au dieu du destin qui ouvre la voie et par lequel toute fête commence.
Justement, l'incipit cite une vidéo live de leur chanson Mama Says, grâce à laquelle Richard Russell s'éprend illico du duo. Bonne pioche, puisque le patron courtisé du label indé XL Recordings (Radiohead, The XX, Jungle, Adele), non seulement les signe, mais devient leur chaperon en produisant l'album, enregistré à Londres entre avril et juillet 2014. Jonction radieuse entre une Björk métissée (Oya, aux arrangements superbes) et la solennité vibrante d'une Me'shell Ndegeocello nubile (Weatherman, Mama Says), les treize plages electro-soul d'Ibeyi en imposent, sans que jamais l'ornementation bascule dans la surcharge démonstrative. Les chansons sont écrites en majorité en anglais, ce qui va de soi selon Lisa-Kaïndé : «Compte tenu de mes influences, associer la sonorité des notes à des mots anglais est quelque chose qui me vient naturellement. J'adore les textes "droits", à la Amy Whinehouse : "Je suis comme-ci et toi comme-ça, voilà la conséquence." J'aimerais parvenir un jour au même résultat en français. Mais, la démarche me paraît plus complexe.»
Bien différent de caractère, le tandem loue la complémentarité qui en résulte. «J'ai les pieds sur terre, précise Naomi, alors que Lisa-Kaïndé peine à sortir du monde des Bisounours pour découvrir un univers de requins.» Souvent, de leur propre aveu, l'écart produit des étincelles, «en répétitions, notamment». Mais de ces parcelles incandescentes, jaillit aussi la lumière. Comme celles des bougies qu'elles allument sur scène, en hommage à leur père et à une sœur ainée également disparue.
Photo Mathieu Zazzo