Que la guerre s’invite sur les scènes de théâtre n’est pas une nouveauté ; des Grecs à Bertolt Brecht ou Edward Bond en passant par Shakespeare, les conflits ont eu de longue date leur place sur les planches. Cependant il y a depuis quelque temps sur ce sujet une profusion de créations, prenant les formes les plus diverses, témoignant d’un souci de comprendre un phénomène qui, pour être vieux comme le monde, n’en continue pas moins à troubler nos sociétés.
Les commémorations de la guerre de 1914-1918 ne sont évidemment pas étrangères à ce regain d'intérêt. Pour autant, beaucoup de spectacles abordant ce sujet ne s'en tiennent pas à cette seule période de l'histoire. Beaucoup sont même directement en prise sur l'actualité. Situation Rooms, spectacle du collectif Rimini Protokoll, qui vient d'être présenté au théâtre des Amandiers à Nanterre, s'inspire, par exemple, de la photo désormais célèbre montrant Barack Obama en train d'assister depuis la «situation room» de la Maison Blanche par écran interposé à la capture d'Oussama Ben Laden au Pakistan. La création du Rimini Protokoll consiste à embarquer le public muni d'écouteurs et d'une tablette visuelle dans la visite d'un appartement témoin où tous les acteurs de la guerre contemporaine, du marchand d'armes au terroriste, sont représentés. L'idée ingénieuse est d'amener le spectateur lui-même à assumer ces différents «rôles».
A cette immersion dérangeante, le dramaturge et metteur en scène Jean-Michel Rabeux oppose avec la Petite Soldate américaine (1) une approche non moins troublante de la guerre contemporaine, inspirée cette fois des photos prises à la prison d'Abou Ghraïb de traitements inhumains infligés aux prisonniers irakiens. L'impensable y est abordé sous l'angle du conte. L'actrice Corinne Cicolari interprète cette «petite soldate» avec une fragilité déconcertante. De sa bouche ne sortent que des chansons populaires américaines. Elle torture sans réfléchir, obéissant à ses pulsions ; se prend en photo avec ses victimes et envoie les clichés à sa famille. «Ce petit bout de chou qui est là à faire le pire, c'est un paradoxe d'une violence inouïe, analyse Jean-Michel Rabeux. Je n'aurais jamais pu écrire ce récit sans la distance du conte, qui ouvre la voie à une complexité au-delà de tout manichéisme. Je m'adresse à la part d'utopie présente dans chaque individu pour qu'il comprenne qu'il existe une part de cruauté en lui. La guerre et certaines idéologies sont un moyen de réveiller cette cruauté.»
Vertige. Ce spectacle est le pendant d'une autre création de Jean-Michel Rabeux issue d'une photo de la même série. Intitulé Au bord, il s'agit d'un monologue assez perturbant écrit par Claudine Galea où celle qui parle exprime une passion amoureuse pour la soldate. La comédienne Claude Degliame prête sa voix à ce personnage aussi vertigineux qu'incernable. Parler de la guerre, c'est affronter ce qui nous échappe, c'est se confronter à un «point aveugle», confirme à ce propos le chorégraphe et metteur en scène François Verret dont la nouvelle création, Rhapsodie démente (2), s'inspire en partie de la guerre de 1914-1918, tout en s'inscrivant dans un projet plus vaste intitulé Chantier 2014-2018 : «L'historien Eric Hobsbawm décrit le XXe siècle comme "l'âge des extrêmes". De quels extrêmes s'agit-il ? La guerre est, je crois, le moment de cette démesure où l'on s'autorise de tout pour aller toujours plus loin. Au nom de ce que certains philosophes appellent perte dionysiaque, ivresse, vertige, jouissance… Le point aveugle est très lié à cette aspiration inconditionnelle à toujours plus. Cette absence de frein nous amène à l'endroit où les pulsions redeviennent souveraines. […] Aujourd'hui, à d'autres échelles, ce sont ces mêmes mécanismes qui opèrent ; des mécanismes déjà analysés par Freud et Einstein qui se sont interrogés sur la possibilité de la guerre, que ce soit à l'échelle de l'intime en chacun de nous comme à l'échelle du politique.»
Partant du constat qu'il est impossible de représenter la guerre sur un plateau de théâtre, ce à quoi s'attellent François Verret et ses partenaires dans Rhapsodie démente consiste d'abord à faire ressurgir des fantômes avec à l'esprit la notion d'exorcisme telle que l'entendait notamment Henri Michaux. Dans Epreuves, exorcismes, ouvrage datant des années 1940-1944, le poète évoque en effet la capacité de l'écriture à «délivrer d'emprises» et à «tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile».
Pilote. Ce monde hostile, aucun spectacle ne l'a évoqué aussi puissamment que FRONT de Luk Perceval. S'appuyant sur des textes d'Erich Maria Remarque et d'Henri Barbusse, ainsi que de témoignages d'époque, ce spectacle choral aborde le quotidien des soldats de la Grande Guerre sans opposer les camps ennemis, mais en conjuguant au contraire leurs paroles en une voix unique. FRONT était présenté récemment dans le cadre du festival Reims Scènes d'Europe, dont la programmation cette année est particulièrement axée sur le thème de la guerre. Le comédien et metteur en scène Johan Leysen y présente en ce moment Trauerzeit (3), d'après un texte de Rainer Maria Rilke. Tandis que Mikaël Serre met en scène The Rise of Glory (4), une création inspirée de lettres écrites par son grand-oncle, pilote de guerre en 14-18. La Grande Guerre était aussi l'objet de Shell Shock, opéra mis en scène par le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui sur un livret de Nick Cave et une musique signée Nicholas Lens créé à La Monnaie de Bruxelles en octobre 2014. Impossible, enfin, de ne pas citer Jean-Yves Jouannais qui, semaine après semaine, poursuit inlassablement son Encyclopédie des guerres. Traçant son chemin au sein d'une profusion d'archives avec pour balises des entrées choisies par ordre alphabétique, il abordait récemment au centre Pompidou les mots «insubordination» et «inventaire». De glose en digression, il ironise sur son propre «amateurisme» et rappelle au passage l'origine du mot «ennemi» qui en ancien latin signifiait le diable. D'où il suggère de façon un peu abrupte, mais pas forcément à tort, que «toute guerre relève de la croyance ou de la foi et qu'il n'est pas d'autre guerre que religieuse».
(1) «La Petite Soldate américaine» et «Au bord» du 3 au 14 mars à Pantin, dans le cadre du festival Transpantin. (2) «Rhapsodie démente», les 10 et 11 mars à Amiens. (3) «Tauerzeit», le 18 février et «The Rise of Glory», les 18 et 19 février, à Reims. (4) «L'Encyclopédie des guerres», le 5 mars au centre Pompidou, Paris ; le 7 mars à Château-Gontier (53) dans le cadre de la biennale Circonférences.