Sur la pensée rationnelle, démocratique, républicaine, les religions détiennent un immense avantage : elles parlent d’abord au cœur, aux sens, à l’imagination. Les esprits logiques ont beau moquer leurs fantasmagories, les athées leurs fumées, les agnostiques leurs certitudes, les religions touchent l’âme des peuples. Leurs mythes, leurs paraboles, leurs mystères, leurs rituels satisfont ce besoin de croire à plus grand que soi, qui hante l’humanité. En comparaison, la Raison paraît sèche et froide, presque inhumaine. Les scientifiques ont montré que l’univers fut d’abord un amas de matière nébuleuse, que l’Homme est l’aboutissement d’une longue chaîne d’effets et de causes matérielles. Pourtant, la Genèse, cette saga digne de Shakespeare, pleine de bruit et de fureur, garde tout son pouvoir de séduction au cœur des sociétés techniciennes et rationnelles. De même que les décalogues légendaires sont plus forts que tant de codes élaborés par les juristes les plus pointus.
C’est à ce problème, casse-tête des sociétés démocratiques depuis deux siècles, que se sont attaqués bravement Abd al-Malik, rappeur, slameur, réalisateur, écrivain, et Abdennour Bidar, docteur en philosophie et chargé de mission au ministère de l’Education nationale. Le premier publie, à la manière de Stéphane Hessel et chez les mêmes éditeurs, Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou, un bref texte en forme d’appel qui exalte les valeurs républicaines telles que les vit un Français musulman, enfant des cités et amoureux des mots. Le second, philosophe et enseignant, l’un des meilleurs connaisseurs français de l’islam, donne un essai vif et fiévreux, lui aussi écrit dans les jours qui ont suivi les événements tragiques de janvier.
Abd al-Malik a vu, dans sa cité du Neuhof à Strasbourg, ces jeunes, maintenus au bas de la société par l'effet de la crise et de la discrimination, se tourner vers une version fruste et dogmatique de l'islam, qui donnait un sens à leur vie et un remède à leur relégation. «Se sentir discriminé, écrit-il avec une éloquente simplicité, n'est pas une lubie victimaire, mais le résultat d'une expérience douloureuse de vie passée dans les ghettos concrets et symboliques de France.» Au contraire de Gavroche, et de «tous les miens disparus», poursuit-il, «là ne sombre pas mon histoire». Abd al-Malik a rencontré à l'école le savoir et la République ; il a adhéré en même temps à un «islam éclairé» qui lui a procuré son content de spiritualité sans laquelle l'enseignement laïc n'aurait pas suffi à étancher sa soif d'élévation. Camus et son instituteur d'un côté, une religion personnelle et ouverte de l'autre : le rappeur a trouvé dans ce mélange de principes son équilibre.
Au fond, Abd al-Malik retrouve le raisonnement des premiers républicains. Robespierre avait imaginé une religion nouvelle, toute rationnelle, le culte de l’Etre suprême, qui a vite sombré dans le ridicule. Les fondateurs de la République sentaient bien ce besoin des hommes d’adhérer à une mystique. Ils ont voulu la fonder dans l’héroïsme des exaltations guerrières et dans la sacralisation du peuple, à la fois souverain et divinité toute laïque de leur religion républicaine. Ils faisaient défiler des «déesses de la liberté» et créaient leurs emblèmes, leurs mythes et leurs légendes, quitte à les imposer par la force. Sans aller à ces extrêmes, on voit bien que la société de l’individu doit donner un sens à la vie collective, que la liberté, sans la ferveur qui rassemble, devient un lieu vide où prospèrent les croyances et les sectes.
Abdennour Bidar prolonge la réflexion. Le sacré dans l'idéologie républicaine, dit-il, c'est la fraternité. On se demande souvent ce que veut dire le troisième terme de la trilogie française, à côté de la liberté et de l'égalité : un vague supplément d'âme, une bonne intention sans réel contenu ? Bidar place au contraire la fraternité au cœur du projet républicain. C'est elle qui fournit aux citoyens la chaleur collective sans laquelle la société n'est qu'un assemblage fragile d'égoïsmes séparés. «Le retour du religieux ? écrit-il, n'en cherchez pas plus loin la cause. Le froid polaire de nos sociétés en est la cause.» La fraternité établit un pont avec la sensibilité religieuse, qui n'est plus dès lors l'ennemie de la République, mais son complément. Bidar s'appelle Abdennour, rappelle-t-il plaisamment. Ce qui veut dire «serviteur de la Lumière», celle de la foi, mais qui peut aussi se traduire par «Héritier des Lumières».