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Théâtre

Milo Rau : «La violence me préoccupe depuis toujours»

Rencontre avec le metteur en scène et cinéaste suisse, qui monte cette semaine à Nanterre «The Civil Wars», une enquête sur de jeunes Européens séduits par le jihad.
Pour «The Civil Wars», Milo Rau a réalisé une série de témoignages auprès de jeunes jihadistes et de leurs familles. (Photo Marc Stephan)
publié le 9 mars 2015 à 18h16

En créant l'International Institute of Political Murder, le metteur en scène et cinéaste suisse Milo Rau a décidé de rompre avec le théâtre de répertoire pour se confronter scéniquement avec l'actualité la plus troublée, accueillant sur scène les grands épisodes conflictuels et traumatiques de notre époque. Il a ainsi déjà reconstitué le procès des Ceausescu en Roumanie et créé un choc à Avignon en 2013 en présentant Hate Radio, spectacle qui s'inspire des émissions de la radio des Mille Collines, au Rwanda, qui appelait quotidiennement à massacrer des Tutsis.

Cette semaine au théâtre des Amandiers, on peut voir The Civil Wars, qui évoque notamment le jihadisme violent de jeunes Européens partis combattre au Moyen-Orient et le film le Procès de Moscou, qui revient sur la mise en cause judiciaire des Pussy Riot après leur prestation punk dans la cathédrale moscovite du Christ-Sauveur. «Je pars d'un point de vue constructiviste, nous expliquait la semaine dernière Milo Rau. La méthode consiste à prouver une vérité en reconstruisant une situation. Kierkegaard dit qu'il n'y a pas de première fois dans l'existence. On a rêvé la première fois et on essaie de la reproduire, mais quand cela a lieu, c'est déjà la deuxième fois. On est toujours dans la mélancolie parce que définitivement lié au sentiment du passé et de la répétition.»

Selon quels critères choisissez-vous vos sujets ?

Je considère ce qu’on appelle la «civilisation» comme quelque chose qui n’appartient pas au normal, mais qui relève au contraire de l’exception. Ce qui est normal, selon moi, c’est la violence, la barbarie. Cela a peut-être à voir avec ma propre jeunesse. Avec ma mère, on a beaucoup déménagé d’une ville à une autre. Or, pour un enfant, arriver du jour au lendemain dans un nouveau contexte, c’est un peu comme repartir de zéro. On se trouve en bas de l’échelle, les autres vous ignorent ou vous rejettent. Peu à peu on s’adapte, et c’est à ce moment-là qu’on déménage pour un nouveau lieu où, une fois encore, il faut tout recommencer. Cette expérience m’a appris très intimement comment la civilisation fonctionne.

En étudiant la sociologie [notamment au côté de Pierre Bourdieu, ndlr], j'ai toujours essayé de voir comment la normalité est symboliquement construite mais aussi comment l'échec de ce symbolisme révèle paradoxalement une meilleure connaissance de la réalité humaine. D'où mon intérêt pour les moments intermédiaires qui marquent la fin et le début d'une période historique, comme la fin du communisme et du bloc de l'Est.

Le retour du nationalisme partout en Europe m'intrigue énormément. Comment cette idée qu'on croyait liée au XIXe siècle peut-elle ressurgir aujourd'hui avec une telle force ? Comment un phénomène peut-il s'inverser ? Que les médias, par exemple, considérés, au moins dans les pays démocratiques, comme un outil libérateur, puissent devenir un instrument de mort, comme cela est évoqué à propos du génocide rwandais dans Hate Radio, est quelque chose de profondément troublant. La violence me préoccupe depuis toujours - ce qui implique la question de la mort, mais aussi celle du sadisme ou de la torture. Dans The Civil Wars, Karim, qui joue son propre rôle, raconte comment il rêve de torturer son père. Je ne l'ai pas inventé, c'est lui qui l'a dit.

Dans The Civil Wars, justement, le jihadisme est présenté comme un symptôme. Est-ce pour cela que les acteurs se livrent dans le spectacle à une forme d’introspection ?

Les acteurs sont pour moi des allégories. Ils sont à la fois eux-mêmes et plus qu'eux-mêmes. On a essayé de faire, à notre façon, un drame grec. J'ai choisi les quatre comédiens en tenant compte de leurs situations particulières : en tant qu'acteurs, d'une part, et en tant que personnes représentatives de l'histoire européenne. Johan Leysen est un comédien reconnu. Il représente pour moi une certaine tradition d'acteur européen : il a joué dans Je vous salue Marie, de Jean-Luc Godard, par exemple. Sara De Bosschere appartient à une tradition de jeu très différente, avec une tout autre histoire, marquée par le féminisme. Sébastien Foucault vient de la province française. Enfin, Karim El Tahiri est né dans une famille d'immigrés. Ce n'est pas un acteur, même s'il a déjà signé plusieurs mises en scène. Les enquêtes que j'ai menées en amont auprès de jeunes jihadistes ou de leurs familles sont finalement recoupées par l'exercice d'introspection auquel se livrent les comédiens. L'histoire de Joris, parti faire le jihad en Syrie, et de son père qui essaie de le retrouver, forme un contrepoint à ce que nous disent d'eux-mêmes les acteurs.

Comme si l’histoire personnelle croisait la grande histoire et était surbmergée par elle ?

Bourdieu explique que si on regarde un objet vraiment de près, on finit par y découvrir absolument tout. Ma façon de travailler avec les acteurs s'appuie sur le fait qu'ils savent de quoi ils parlent parce qu'ils l'ont vécu ou parce qu'il y a une relation forte avec leur propre histoire. Nous sommes tous mus par des forces qui nous dépassent, un peu comme des marionnettes. Dans The Civil Wars, les personnages sont traversés par des forces collectives. J'aimerais savoir s'il est possible aujourd'hui de développer une langue de notre temps, une grande dramaturgie morale comme l'ont fait les Grecs. Pouvoir dire : ah oui, ça, c'est le sens, c'est ce que les dieux veulent faire avec nous. Le drame grec demande : qu'est-ce c'est, l'humain ? Qu'est-ce que c'est, la civilisation, entourés des Moires, de la mort, de tout ce qu'on ne comprend pas ? Peut-on réinventer l'idée du drame antique au niveau le plus primitif en montrant l'existentiel ?

Pourquoi avoir choisi le théâtre, espace dévolu en priorité à la fiction, pour aborder des sujets que vous auriez pu traiter dans des essais, des reportages ou des documentaires ?

Je publie régulièrement des essais et je tourne aussi des documentaires. Il est important pour moi de réaliser des films à partir de pièces comme les Dernières Heures de Ceausescu ou de performances comme les Procès de Moscou ou les Procès de Zurich. Ma décision de faire du théâtre platement réaliste est une réaction face à la situation du théâtre allemand à l'époque où j'ai grandi. Après avoir fait des adaptations déconstruites de Shakespeare et d'autres classiques, j'ai décidé d'envoyer promener tous les tabous de la postmodernité. Il y aura un quatrième mur ; les acteurs ne sauront pas qu'il y a un public ; il y aura un décor. Et ça sera super sérieux en respectant les règles de durée aristotéliciennes. C'est ce que j'ai fait avec les Dernières Heures de Ceausescu, en 2009. A l'époque, tout le monde m'a dit que j'étais revenu aux années 50, que c'était une régression. Mais si je fais ça soixante ans plus tard, cela veut bien dire que c'est un tout autre geste.

Qu’avez-vous voulu faire avec Déclaration de Breivik ? Quel est l’objet de cette performance ?

Il s'agit du texte de la plaidoirie d'Anders Breivik devant le tribunal d'Oslo qui l'accuse d'être l'unique auteur des attentats du 22 juillet 2011, qui ont fait 77 morts et 151 blessés. Ce texte est lu par l'actrice germano-turque Sascha Ö Soydan qui est filmée en même temps. Les Suisses sont les héros de Breivik. La démocratie participative suisse lui semble un idéal proche du rêve. Donc, il s'agit de montrer la part d'ombre de la démocratie, un peu comme dans Hate Radio, où la majorité hutue se met à assassiner la minorité tutsie. Quand on assiste à cette lecture, au bout de quelques minutes, on oublie que c'est Breivik qui parle. On comprend que c'est seulement un corps, une image, une personne qui est traversée par un discours collectif. C'est une figure dans un drame que l'on ne comprend pas.

Vous invitez l’écrivain Richard Millet à débattre avec vous autour de cette performance. Pourquoi faire appel à une personnalité dont les prises de positions sont à juste titre controversées ?

J’organise un talk-show à Berlin où je l’ai déjà invité. Il y était confronté à des intellectuels d’extrême gauche qui l’ont violemment attaqué. Il y a chez Richard Millet un côté écrivain autiste : enfermé chez lui, il écrit des pamphlets où il dit parfois n’importe quoi. C’est parce que nous sommes en désaccord que je l’invite. Il sait que je vais l’agresser. Par ailleurs, c’est quelqu’un que j’apprécie, même si je ne partage pas son analyse du déclin de l’Europe. Je crois au contraire que nous sommes au début de quelque chose. C’est un peu chaotique, brouillé, mais pour ceux de ma génération, c’est mieux. Au sens primairement darwiniste, il y a soixante ans, les immigrés étaient cantonnés aux tâches ingrates. Aujourd’hui, ils occupent eux aussi des postes à responsabilité. Ce qui engendre une forme de tristesse chez certains nostalgiques. Plusieurs de mes spectacles sont une critique du projet européen. Je n’aime pas l’idée européenne telle qu’on nous la présente aujourd’hui, uniquement axé sur les paramètres économiques.