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Libération
grand angle

Frédéric Stucin, son film dans le film

Le photographe, collaborateur régulier de «Libération», expose à Paris ses clichés qui apparaissent aussi dans «les Châteaux de sable», le dernier film d’Olivier Jahan. De quoi prolonger le dialogue entre photographie et cinéma.
Emma de Caunes joue Eléonore dans "les Châteaux de sable", d'Olivier Jahan. (Photo Frédéric Stucin)
publié le 24 mars 2015 à 17h06

Clic clac la baraque ou 24 images seconde ? En général, mieux vaut choisir, tant photographie et cinéma entretiennent des rapports dysfonctionnels. Entre l'image arrêtée et celle qui se meut sur l'écran, on tombe vite dans l'anecdotique, le cliché. Rares sont les cinéastes qui tentent de mélanger chimiquement ces deux disciplines. C'est le cas de l'intrépide Olivier Jahan, dont le film les Châteaux de sable intègre le travail du photographe - et collaborateur de Libération - Frédéric Stucin. «On a posé les photos, ajouté les voix off au montage et ça fonctionnait de façon fluide», explique le réalisateur, qui ne se pose pas en précurseur pour autant.

Antonioni, il est vrai, a placé la barre très haut, qui se sert de l'objectif du héros de Blow Up (1966) comme d'une loupe métaphysique : «Le photographe de Blow Up, qui n'est pas philosophe, veut y voir de plus près. Mais, comme il agrandit trop l'objet, celui-ci se décompose et disparaît. Il y a donc un moment où l'on s'empare de la réalité mais où, peu après, elle nous échappe», expliquait-il (1). Quatre ans auparavant, Chris Marker avait construit la Jetée comme un photo-roman entièrement composé d'images fixes et mises en scènes. D'autres réalisateurs ont privilégié une approche plus physique autour du personnage-photographe dont on aperçoit les œuvres encadrées comme des tableaux. On se souvient des photos de Faye Dunaway - Diane Arbus dans l es Trois Jours du Condor. Plus récemment, le cinéaste Eric Lartigau s'y est essayé en prêtant à Romain Duris l'œil d'Antoine d'Agata. Le photographe de l'agence Magnum s'est rendu une semaine au Montenegro sur le tournage, l'acteur plaçant ensuite ses pas dans les siens pour coller au cadre. Ses œuvres sont montrées lors d'une scène de vernissage dans une galerie d'art contemporain, comme s'il fallait que le cinéaste recadre le photographe.

"Le même ressenti artistique"

Olivier Jahan a choisi de laisser Frédéric Stucin faire librement son travail sur le tournage. Ses photos en noir et blanc apparaissent plein écran comme des diaporamas à plusieurs moments des Chateaux de sable. Elles font l'objet d'une exposition à Paris (2) parallèlement à la sortie, le 1er avril, du long métrage, comme pour prolonger le dialogue entre les images et leurs auteurs respectifs. «Je suis parti sur l'envie de faire entièrement confiance à Fred, on partage le même ressenti artistique. Je ne surveillais pas ce qu'il faisait. Dès qu'un acteur était disponible, il l'embarquait pour une séance», raconte Olivier Jahan. Le film multiplie les procédés narratifs (voix off truffaldienne, acteurs qui s'adressent à la caméra comme dans House of Cards) pour brouiller le déjà-vu de son intrigue.

Eléonore, une photographe (Emma De Caunes), demande à Samuel, son ex-compagnon (Yannick Renier), de l'accompagner en Bretagne vider et vendre la maison de son père (Alain Chamfort) récemment décédé. Il est historien, ils s'aimaient mais six mois auparavant, elle l'a trompé par ennui avec un musicien de rock. Le temps d'un week-end, ce couple de bobos parisiens va former un trio avec Claire (Jeanne Rosa) agent immobilier trentenaire et célibataire. «Emma aurait pu se borner à travailler sur le deuil, la perte, j'ai pu pousser avec elle la facette artistique de son rôle», explique Frédéric Stucin. «Je voulais être crédible dans ma façon de bouger, de me comporter avec l'appareil. Il m'a expliqué la technique et m'a décomplexée, en me disant que l'important est de choper le moment, d'essayer des choses. Que c'est une question de sensibilité, de point de vue, ça m'a nourrie pour imaginer cette fille», raconte Emma de Caunes.

Soucis techniques

Les deux ne savent plus exactement qui a fait les photos : «C'était moi qui les prenais et lui qui les faisait», dit l'actrice. «Je lui donnais le cadre et j'en refaisais une derrière», note le photographe. «Il a apporté un moment très joli dans le film quand, pour dire au revoir à la maison, elle se photographie dans toutes les pièces. Et notamment l'idée audacieuse de se prendre au flash dans le miroir», poursuit De Caunes. Pour cette scène de selfies, Frédéric Stucin avait en tête les travaux de Francesca Woodman et Ditter Applt.

Sur le film, il a pu imprimer son cadre aux yeux et à la barbe du cinéaste et de son directeur de la photographie. «Il prenait presque les rênes de la direction d'acteur», sourit Olivier Jahan. «C'était un peu lui le metteur en scène de la partie photo du film, comme si j'en avais deux. Dans le lit, quand je me recouvre au fur et à mesure d'une couverture, il dirigeait ces actions-là pour que les vraies photos soient raccord avec ce que je faisais dans le film», confirme son actrice. Cela n'a pas été sans poser quelques soucis techniques, pendant et après le tournage. «Le chef électro du film devait coordonner les faux flashs aux vrais de l'appareil, raconte Olivier Jahan. Le flash sur la pellicule [de cinéma], c'est compliqué, ajoute-t-il. De temps en temps, cela fait cramer une image qui devient blanche, ce sont des flares, des lumières de réflexions qui viennent se poser sur l'image.»

Dans les Chateaux de sable, certaines photos densifient le passé des personnages. Il y a aussi celles forcément imaginées par Emma de Caunes-Eleonore puisqu'elle apparaît dans le champ. Dommage que le personnage le plus touchant, celui de Claire, dont le regard amoureux et solitaire révèle le couple à lui-même, ne fasse l'objet d'aucune prise de vue dans le film. Un oubli réparé dans l'expo.

(1) Michelangelo Antonioni, cité par Aldo Tassone, éd. Cinémas Flammarion. (2) Leica Store à partir du 26 mars, 54, boulevard Beaumarchais, 75011.