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Libération

Günter Grass s’efface

L’écrivain, prix Nobel de littérature 1999, est mort lundi à 87 ans. Il avait endossé le rôle de mauvaise conscience de gauche dans l’Allemagne d’après-guerre.
Gunter Grasse en 1961. (Photo René Burri. Magnum)
par Nathalie Versieux et Monique CHEMILLIER-GENDREAU
publié le 13 avril 2015 à 20h06

Günter Grass est pour l'Allemagne bien plus que le prix Nobel de littérature de 1999 - vingt-sept ans après celui de Heinrich Böll - et le succès international du Tambour, son premier roman (lire page 5). L'écrivain né à Danzig (le corridor allemand en terres polonaises en partie responsable du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale) en 1927 et enrôlé à 15 ans pour échapper à un père autoritaire et petit-bourgeois a connu le destin de bien des Allemands de sa génération. «A 15 ans, je voulais tuer mon père avec mon poignard des Jeunesses hitlériennes en pensée, en mots et par mes œuvres d'art», écrira-t-il plus tard. Humaniste, critique envers les idéologies comme les Eglises, Günter Grass est un peu la mauvaise conscience de gauche de l'Allemagne d'après-guerre, malgré plusieurs polémiques, notamment à cause de ses critiques envers Israël, sur la fin de sa vie.

«Günter Grass est l'archétype de cette génération qui a connu le Troisième Reich dans sa jeunesse et s'en est voulu un libérateur, cette génération qui s'est perçue comme un pilier d'une nouvelle démocratie, comme Helmut Kohl ou Johannes Rau à droite, ou comme le philosophe Jürgen Habermas, explique le professeur de littérature Paul Nolte, de l'Université libre de Berlin. Très tôt, dans les années 50, il a développé la conscience du "plus jamais ça". Il voulait en quelque sorte être un professeur de démocratie, un intellectuel de gauche, mais indépendant. Il a toujours dérangé, et même de plus en plus en vieillissant. Günter Grass n'a pas connu cette évolution vers la douceur liée à l'âge, au contraire. En vieillissant, il est devenu plus dissident, plus dérangeant, plus individualiste…»

«Scepticisme». Au lendemain de la guerre, Günter Grass se consacre d'abord à son rêve : devenir artiste, malgré la désapprobation paternelle. Il apprend la sculpture, se consacre à la peinture, vit à Paris et Düsseldorf. Toute sa vie, il continuera à illustrer lui-même ses ouvrages et à dessiner les couvertures de ses romans. «Il est au final un artiste bien plus complet qu'on ne le croit, auteur de théâtre, poète, peintre, dessinateur…» insiste Paul Nolte. Le cours de sa vie change avec la percée du Tambour, en 1959, qui le propulse sur la scène littéraire et lui vaut la reconnaissance au sein du «Groupe 47» (lire page 5), un groupe d'auteurs où il était parfois autorisé à prendre modestement la parole.

Désormais connu, Günter Grass devient à Berlin, dans les années 60, un intellectuel de gauche actif mais aussi critique et inclassable. Après la guerre «mon naturel enjoué s'est doublé d'un scepticisme insurmontable», dira-t-il plus tard : «Il en est résulté une résistance, souvent même un goût pour l'attaque, envers toute idéologie qui prétend fixer des mesures absolues.» Il soutient le mouvement pacifiste des années 60 et 70, milite pour le droit à l'avortement et contre l'Eglise catholique, sympathise avec le printemps de Prague mais rejette les tendances radicales du mouvement étudiant («je ne connais pas suffisamment le Vietcong pour souhaiter sa victoire»), s'engage pour la protection de l'environnement et contre le nucléaire.

Pendant des années, il participe au boycott du quotidien populaire conservateur Bild, pilier de la RFA dans la guerre froide, tout en critiquant la RDA, où ses livres sont interdits et où il est espionné par la Stasi. Très tôt proche du Parti social-démocrate, Günter Grass participe à toutes les campagnes électorales, de celle de Willy Brandt à celle de Peer Steinbrück, aux côtés du SPD. Jaloux de son indépendance, il ne rejoindra les rangs du parti qu'en 1982, pour le quitter dix ans plus tard, en désaccord avec les positions restrictives du SPD sur l'asile politique.

Ses positions lui ont souvent valu l'incompréhension des Allemands, comme lorsqu'il se prononce contre la Réunification, la partition de l'Allemagne étant à ses yeux une juste punition de l'histoire pour les crimes nazis. Quand il publie Toute une histoire, en 1995, le Bild l'accuse de «ne pas aimer son pays». «Pour lui, il ne devait plus jamais y avoir un Etat allemand fort au centre de l'Europe, explique Paul Nolte. Au fil des années, il a fini par accepter cette réalité, mais sans vraiment faire la paix avec la Réunification, comme Habermas.»

On retrouve des années plus tard cette méfiance envers le poids nouveau de l'Allemagne dans ses critiques envers Angela Merkel et sa gestion de la crise de l'euro. Grass voit en la chancelière le produit «opportuniste» de la culture est-allemande mêlé à l'appétit de pouvoir hérité de son mentor Helmut Kohl. «Angela Merkel a réussi à nous fâcher avec tous nos voisins en quelque temps», déplorait-il en 2013, au plus fort de la crise.

Polémique. La fin de sa vie reste marquée par plusieurs scandales comme en 2006, lorsqu'il révèle dans Pelures d'oignons (traduit au Seuil l'année suivante) s'être enrôlé dans les Waffen-SS à 17 ans par anticommunisme. L'Allemagne lui reproche alors d'avoir attendu toutes ces années avant cet aveu qui semble décrédibiliser son engagement contre le nazisme. Günter Grass, lui, assure ne pas avoir participé à des crimes de guerre et avoir cru pendant des années en avoir fait assez contre l'oubli avec ses écrits.

La polémique ressurgit lors de la parution du livre en Israël. Dans une interview au quotidien hébreu Haaretz, Grass estime que l'Holocauste «n'a pas été le seul crime» de la guerre, faisant allusion aux nombreux prisonniers de guerre allemands liquidés dans les prisons russes. En 2012, il s'en prend à la politique iranienne d'Israël dans un poème publié par les quotidiens allemand Süddeutsche Zeitung, italien La Repubblica et espagnol El País, qui lui vaut une interdiction de séjour en Israël - lui qui avait été reçu par Golda Meir en personne dans les années 70 - et l'accusation d'antisémitisme. «Günter Grass n'était pas d'avis qu'il faut à tout prix défendre Israël à cause de l'histoire, explique Paul Nolte. Pour lui, il n'y avait pas de cécité liée à l'histoire.»