Le théâtre berlinois est en pleine ébullition. Frank Castorf, le légendaire metteur en scène de la Volksbühne, quittera en 2017 la tête de l’une des scènes les plus réputées d’Europe qu’il dirigeait depuis vingt-cinq ans. Son contrat, qui expire en 2016, n’a été prolongé que d’un an. Il laissera la place au Belge Chris Dercon, l’intendant de la Tate Modern de Londres. Cette succession au profit d’un homme de musées fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le petit monde du théâtre allemand, alors que la politique culturelle de la municipalité berlinoise est déjà très controversée.
Frank Castorf est un monstre sacré du théâtre outre-Rhin. Couronné de lauriers, l’auteur de 35 mises en scène depuis ses débuts en 1978 a donné un élan considérable à la Volksbühne, le théâtre des travailleurs fondé en 1914 (aujourd’hui encore le prix moyen des billets est de 13 euros) et dirigé entre les deux guerres par Max Reinhardt puis Erwin Piscator. La Volksbühne est jusqu’à la guerre le haut lieu du théâtre engagé. Bombardée, la scène - qui se trouve dans la partie est de Berlin - est reconstruite en pleine phase stalinienne et tombe dans l’oubli de représentations convenues jusqu’à la chute du Mur.
Mentor. A son arrivée à la tête du théâtre au début des années 90, dans un Berlin où tout semble possible, Castorf - né à quelques mètres de la Volksbühne puis victime de la censure des autorités communistes de la RDA - fait preuve d'une incroyable créativité. Il semble s'amuser à brouiller les pistes. L'artiste, qui ne recule pas devant les mises en scène de trois à quatre heures, joue avec la vidéo sur scène, chamboule le texte des pièces, confronte les auteurs à l'actualité et attire des metteurs en scène de talents tels que Christoph Marthaler, Christoph Schlingensief ou plus récemment Herbert Fritsch.
Protégé de l'ancien maire Klaus Wowereit, Frank Castorf n'a pas survécu au départ de son mentor en décembre. Wowereit, l'auteur du slogan qualifiant Berlin de «ville pauvre mais sexy», avait fait de la culture un des axes de développements de la capitale allemande avec 35 théâtres, orchestres ou compagnies de danse subventionnés et 3 millions de tickets vendus l'an passé. «Il était temps d'engager la succession, estime la critique et membre du jury des Theatertreffen (le festival de théâtre de Berlin) Barbara Burkhardt. Avec le départ de Castorf, ce n'est pas son travail de metteur en scène qui est mis en question mais son travail en tant que directeur du théâtre. Vingt-cinq ans à la tête d'un théâtre, c'est trop. On assistait à un certain laisser-faire, à la mise en place d'une certaine routine, nocive au final à la créativité.» Barbara Burkhardt fait partie des rares critiques à ne pas être montée sur les barricades à l'annonce de l'arrivée de Chris Dercon.
Provocation. Le choix de la municipalité pour la succession de Castorf a d'abord été perçu comme une provocation. La plupart des critiques voyaient déjà la Volksbühne se muer en une scène sans âme, vouée à l'événementiel, mais les esprits se sont quelque peu calmés depuis que l'intéressé a présenté son projet. Le théâtre conservera sa troupe de 11 acteurs, ses 232 salariés et son répertoire. Mais la scène, qui reçoit 17 millions d'euros de subventions municipales par an, s'ouvrira à la danse, aux performances, aux concerts, au cinéma, aux arts plastiques et aux cultures numériques.
Dercon, 57 ans, sera assisté d’une équipe de six artistes professionnels issus du cinéma, de la danse ou du théâtre (Alexander Kluge, Boris Charmatz…), presque tous trentenaires et d’expérience multiculturelle. Le futur chef entend également étendre le domaine géographique de la Volksbühne, avec la conquête de nouveaux espaces comme un des hangars de l’aéroport désaffecté de Tempelhof ou le cinéma historique Babylon, proche du théâtre.