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Théâtre

«Golem», la marionnette qui tire les ficelles

La pièce anglaise, noire et cocasse, est jouée aux Abbesses à Paris jusqu’au 4 juin.
«Golem», de Suzanne Andrade et Paul Barrit. (Photo Bernhard Müller)
publié le 29 mai 2015 à 20h16

«Cod is Dead», indique l'enseigne d'un fish & chips, tandis que défile une série de boutiques telles qu'on peut en trouver dans n'importe quel centre-ville - cela va en gros du magasin de chaussures au sex-shop. Le jeu de mot potache (cod en anglais signifie «morue») est significatif de l'humour malicieux de Suzanne Andrade et Paul Barritt de la Compagnie 1927, dont la dernière création, Golem, fourmille de détails ingénieux, souvent fort drôles.

Depuis quelques années, ce couple conçoit des spectacles incomparables associant, avec habileté, le film d’animation et les acteurs en chair et en os. La difficulté pour les comédiens consiste à évoluer dans une interaction permanente avec les images, comme s’ils étaient parties prenantes d’un décor vivant. Il en résulte un rythme plutôt haletant, qui capte d’autant plus l’attention du spectateur que le spectacle est construit sous la forme de courtes séquences, soutenues par les interventions d’une pianiste installée sur un côté du plateau et d’un batteur qui lui fait face - tous deux interprètent aussi des personnages de la pièce.

Débauche. L'ensemble est à la fois rétro et contemporain. Une esthétique proche du cabaret mais aussi de la bande dessinée, qui rappelle au passage le cinéma muet auquel, dans son nom même, la Compagnie 1927 fait ouvertement référence, puisqu'il s'agit de l'année où est sorti le Chanteur de jazz, premier film parlant de l'histoire du cinéma. De jazz, il est d'ailleurs incidemment question dans le spectacle quand on apprend que cette musique, synonyme de débauche, est prohibée dans la maisonnée où vivent Annie et son frère, Robert, ainsi que leur grand-mère Granny. Ce qui n'empêche pas le frère et la sœur de se défouler au sein du groupe punk de cette dernière, Annie & The Underdogs. La vie de Robert n'est pas terrible, jusqu'au jour où un certain Phil Sylocate, inventeur, lui fourgue un Golem. Ce bonhomme d'argile - ici, de la pâte à modeler animée et filmée -, auquel on insuffle la vie à l'aide de formules magiques, a des traits plutôt grossiers de primitif. Nu et apparemment inoffensif, c'est une sorte d'esclave ou d'animal de compagnie. D'ailleurs, il suit partout Robert, qui le trouve de plus en plus «épatant».

Machination. Le fait que Golem (c'est comme ça qu'on l'appelle) ne parle que par slogans et s'avère de plus en plus incitatif devrait pourtant le pousser à la méfiance. Ça commence par une paire de bottes jaunes que Robert achète sans en avoir envie. Bientôt, Golem donne des signes de faiblesse. Apparaît alors la version II. Plus petit, vêtu en super-héros, ce nouveau modèle est également beaucoup plus performant. Il fait de Robert un autre homme, un chef «superviseur». Habillé lui aussi en super-héros, il devient un superconsommateur à qui rien ne résiste.

Arrivé à ce point, l'affaire se précise. Tandis que se profile la venue d'un Golem version III, les lettres «Go» envahissent tout, les enseignes et les cerveaux. Impossible de ne pas penser à «Google», par exemple, dont les visages verdâtres flottant à la surface des images animées évoquent la présence occulte derrière cette machination visant à pénétrer les esprits. Mais aussi à l'impératif anglais «go !» («allez !»), qui fonctionne ici comme une injonction. Certes transparente, la fable conçue par Suzanne Andrade et Paul Barritt n'en est pas moins juste dans son traitement, aussi cocasse qu'habilement troussé.