Menu
Libération
portrait

Jeff Mills, l’onde platine

Le DJ phare de la techno de Detroit présente ce week-end à Paris sa création inspirée de «2001 : l’Odyssée de l’espace».
(Photo Jérôme Bonnet.)
publié le 29 mai 2015 à 18h36

Jeff Mills a la réputation de ne pas être très disert. On foule donc sur la pointe des pieds la moquette épaisse du palace parisien où il a ses habitudes. Tee-shirt et costume noirs, c'est un homme affable, à la voix posée, à mille lieues du Ricain braillard et démonstratif. Il reçoit avec disponibilité et bienveillance pendant une heure. L'artiste, 51 ans, n'aime pas les interviews mais avoue avoir appris à composer avec l'exercice de la promotion. Il commande un Coca normal et dit : «Je n'ai jamais été un fort en gueule. Je n'aime pas dire des choses inutiles.» En une trentaine d'années d'activité, le lutin aux airs d'Obama junior s'est imposé comme une des stars planétaires des platines, où son côté félin, allié à une gestuelle déliée, contraste avec sa musique sombre mâtinée de soul et de funk. Avec Robert Hood, Juan Atkins, Mike Banks, Derrick May et Kevin Saunderson, ses contemporains de la ville de Detroit, Jeff Mills compte parmi les pionniers d'un genre de musique électronique qui va faire florès à la fin des années 80 et tout au long des années 90 dans les clubs de la planète : la techno. Prolifique en diable, l'Américain a tout d'abord compté dans le mythique collectif Underground Resistance, avant de fonder ses propres labels, Axis, Purpose Maker et Tomorrow. Futurisme, science-fiction, anticipation sont autant de thèmes d'influence du DJ qui, depuis février, visite chaque mois Paris, non pour faire danser des mers de bras - il s'est peu à peu éloigné du clubbing - mais à l'occasion de projections-concerts à l'Auditorium du Louvre où il joue en live accompagné tantôt d'un pianiste, tantôt d'un lecteur. Ces samedi et dimanche soirs, à la Philharmonie de Paris, en miroir du ciné-concert 2011 : l'Odyssée de l'espace, Jeff Mills, via une création inédite, proposera un voyage entre musique, danse et vidéo. Inratable, mais complet. Il avoue avoir été beaucoup infusé par le jazz, notamment par son esthétique frontale. La littérature l'influence moins que le cinéma ou son travail avec des musiciens classiques. «Je ne fais plus de techno. La question n'est pas de savoir si j'aime faire danser les gens ou donner un concert. Ces deux choses, je les fais naturellement. Sinon, c'est comme si je me demandais si j'aime la musique. Je ne sais pas si j'aime la musique, mais j'ai besoin d'elle.» Le blues et la soul, berceau du label Motown oblige, ont ses préférences. Ses formations et artistes préférés ? Steely Dan, Stanley Clarke, Herbie Hancock, Tito Puente, le chanteur de salsa américain Poncho Sanchez, la chanteuse cubaine Celia Cruz, le pianiste et compositeur brésilien Sergio Mendez. Il dit :«J'ai toujours porté beaucoup de chapeaux, eu de nombreux rôles différents.» Un jour dans le collectif Techno Underground Resistance, le lendemain seul dans le personnage de The Wizard (le sorcier). «J'ai fait de la dance music par goût de faire bouger les gens. J'ai commencé à faire de la musique électronique par amour de la vie. Pour réfléchir sur le temps.» Il s'interroge en permanence sur sa contribution sur le plan artistique en termes d'innovation, d'idées, de sons. «Plus que juste faire danser les gens jusqu'au bout de la nuit, ce qui m'intéresse, c'est que les gens comprennent le chemin mental qui a amené à jouer ma musique, et de voir comment ils se sentent quand ils l'écoutent.»

Son univers et son esthétique sombre sont indissociables de la Motor City des Big Three (General Motors, Ford, Chrysler), aujourd'hui en décrépitude. Il se souvient d'une enfance «normale et heureuse» dans une «famille de la classe moyenne» et une riche fratrie (quatre filles et deux garçons). Le père, ingénieur civil, a travaillé pour l'armée américaine, puis pour le gouvernement et la municipalité de Detroit La mère, un temps mannequin, s'est coltiné le quotidien. «Dans le quartier, il y avait plein de familles nombreuses, des enfants partout. Nous formions vraiment une communauté joyeuse.» Des souvenir très précis des jeux imaginés, enfant, éclairent son visage. Puis un sourire : «En grandissant, nous avons découvert les filles, et cela a changé pas mal de choses !» Sa couleur de peau n'a jamais été un problème dans la ville du Michigan. «La ville était à majorité noire. Pour croiser des Blancs, il aurait fallu que je sorte de mon quartier à vélo. Là, mes parents m'auraient tué !» Le racisme, il l'a rencontré en Europe, à Berlin dans les années 90 où il a vécu quinze ans - c'était la cité phare des clubs techno - après avoir habité New York. «Mais j'étais adulte, donc ça ne me touchait pas plus que cela.» Désormais, il réside à Chicago avec sa femme depuis quatorze ans - il a une fille d'une précédente union -, mais est «toujours en voyage». Sa mine est fraîche et ne trahit pas les nombreux jet-lags qui rythment son quotidien. Il avoue une hygiène de vie saine (pas d'alcools forts, juste un peu de vin au dîner) et dit n'avoir jamais consommé de drogues. N'est pas pour autant sportif, même s'il a été un temps golfeur. Politiquement, Jeff Mills se dit démocrate, «parfois même d'extrême gauche, cela dépend des sujets». A naturellement voté Obama en 2008 et en 2012. «C'était la seule chose à faire.» Il croit à la responsabilisation citoyenne. «Avec les médias, traditionnels ou sociaux, nous avons la capacité de savoir ce qui se passe dans le monde, comment certaines populations, notamment les Noirs aux Etats-Unis, sont traitées et combien c'est choquant. Nous devons apprendre comment résoudre ces problèmes. S'informer en secouant la tête par réprobation, cela ne suffit pas.» Il ajoute : «A un certain point, les gens, pas les politiciens, vont avoir à prendre des décisions entre eux pour changer le cours du monde. Nos dirigeants ne peuvent pas ou ne veulent pas le faire.»

Après le lycée, il s'est inscrit en architecture, parallèlement à son activité de DJ. Jusqu'à 35 ans, il a douté de vivre de son art sur la durée. Se voyait même retourner à l'université. Sa formation musicale s'est faite aux percussions de 7 à 15 ans et avec la trompette de son père. Il pouvait interpréter un motif de batterie de George Benson sur Gimme Me the Night, suppliait ses parents de lui acheter une batterie. Faute de quoi, il jouait sur des boîtes de farine à la maison.

Sa revisitation intimiste et introspective du film Metropolis, de Fritz Lang, il y a une quinzaine d'années, a été sa «première occasion de décrire la musique de Detroit, en noir et blanc, très austère». Aujourd'hui, il juge que sa ville natale n'a plus beaucoup d'influence sur sa production. «Je veux faire de la musique qui cherche et exploite de nouvelles idées en permanence. Je regarde d'autres genres et d'autres formes d'art.» La célébrité ? Il dit «ne pas la ressentir».L'argent ? «Je ne sais pas, s'interroge-t-il. Je ne le déteste pas ! Mais il ne m'obsède pas, il n'est pas ma priorité. J'estime devoir être payé au juste prix pour ce que je fais, c'est tout. Après, si vous me proposez 100 000 dollars pour un DJ set, il y a quelque chose qui ne va pas, non ?»

En 7 dates

Juin 1963 Naissance à Detroit (Michigan).

1984 Devient DJ sur une radio locale.

1992 Fonde son label, Axis. 

2000 Présente sa bande-son de Metropolis de Fritz Lang.

2007 Chevalier des Arts et des Lettres.

30 et 31 mai 2015 Création de 2001 : The Midnight Zone à la Philharmonie de Paris.